L'armée des Cheyennes

     

 

      L’ARMÉE DES CHEYENNES

     On dit que la mort crée des mouvements internes plus ou moins perceptibles, semblables à ceux des plaques tectoniques de la lithosphère. On ne peut prévoir leur amplitude ni leur durée. C’est aussi la raison pour laquelle certains rites funéraires s’accompagnent de pleureuses censées porter le chagrin. Sanglots ? Rires ? Accès de folie ? On ne sait jamais comment l’endeuillé(e) réagira. Là où l’humain pourrait se perdre, la communauté ritualise et contient. J’avais longtemps imaginé que la douleur absolue associée à l’idée de perdre ma mère signifierait le passage à l’âge adulte. Ce fut l’inverse. Aucun mouvement ne me poussait plus vers l’avant. Tout s’est arrêté. Ayant dépassé la trentaine, j’avais des diplômes, trois enfants, mais plus de mère. C’était comme si je n’avais rien.

     Sa mort a tout balayé, la vie a dû prendre sa place dans le rang et attendre. Son cours a déraillé. Ce que je pressentais depuis des mois a eu lieu en quelques jours : il n’a plus été question ni de Sorbonne ni de thèse et mon conjoint s’est vu montrer la porte. Les livres de ma mère ont remplacé les manuels de biotechnologie sur les étagères. Dans l’armoire, ses affaires (photos, papiers, cahiers) ont chassé les vêtements masculins. J’y ai aussi déposé l'urne en étain qui contenait ses cendres. L’employé du crématorium avait bien parlé d’une parcelle de terrain que nous pourrions acheter, ma sœur et moi, dans un cimetière parisien, pour vos morts, avait-il dit, nous enjoignant implicitement de nous inclure aussi dans les morts à venir. Il suffirait de l’inaugurer par, il s’était raclé la gorge, les cendres de votre mère. Mais, concernant l’emplacement, Paris ne nous convainquait pas. Ma mère y avait vécu quelques années pour se rapprocher de nous, louant des petites surfaces dans différents arrondissements parisiens puis à Ivry, près de ma sœur. À part ses petits-enfants et nous, rien ne l’attachait à Paris. En revanche, elle avait longtemps évoqué l’idée d’avoir pour dernière demeure la Catalogne. Ses parents y étaient nés, elle-même y retournait dès qu’elle le pouvait. Enfants, nous y avions passé nos étés non loin de Barcelone, à Terrassa, ville de proche banlieue où vivaient encore quelques grands-oncles et grand-tantes très âgés. La dispersion de ses cendres en haut de la colline de Montjuïc qui domine le vieux port de Barcelone revêtait pour ma mère, tant que sa mort était demeurée une abstraction, un charme certain. Mais à dater de sa maladie, elle n’en avait plus parlé et n’avait finalement laissé aucune directive posthume. Après son décès, il ne fut plus question de Montjuïc ni même de dispersion. En même temps qu’elle, le lien à la Catalogne disparaissait : il était en effet exclu, vu la distance depuis Paris, pour ma sœur comme pour moi, de pouvoir nous y recueillir fréquemment. Aussi sa mort nous transmettait-elle l’expérience du retour impossible, une part de l’héritage familial maternel, celui engendré par l’exil. 
     En attendant de prendre une décision, je gardai chez moi l’urne en étain.

     On dit qu’un deuil dure deux ans, en moyenne. Deuil est un mot. J’en avais une perception confuse. C’est un processus, me disait-on, comme la digestion. Je me revoyais alors écolière devant mon cahier de sciences naturelles, durant la leçon d’anatomie : le maître nous ayant demandé de dessiner le parcours des aliments à l’intérieur du corps humain, j’avais tracé entre la bouche et l’anus un cylindre vertical, ignorant les méandres par lesquels la matière se métamorphose parmi les flatulences avant d’être broyée puis finalement recomposée.

     Mon deuil a duré des années, et j’ai perçu longtemps la présence réelle de ma mère, que j’étais terrifiée de perdre, dans les plus insignifiants détails du monde sensible  — une odeur, un lieu dans Paris, une joie, un cadeau qu’elle m’avait fait, mes enfants, qu’elle ne verrait plus — tout me ramenait à elle, comme si l’intensité de ma tristesse, par la loyauté que la douleur instaure, pouvait conjurer l’oubli. Ma mère était partout. Il m'était d’ailleurs difficile de quitter la chambre où, comme si je la déterrais un peu chaque fois, je triais ses photos, relisais ses cahiers, rassemblais les notes prises durant sa maladie. Ces archives convergeaient parfaitement avec sa présence invisible que l’ordinateur pouvait matérialiser : je voulais plus que jamais consigner le passé dans la mémoire vive de la machine, dépositaire désormais de trois générations — mes propres archives que depuis longtemps j'essayais d’assimiler, celles de ma mère dont je n'avais rien voulu jeter et celles de ma grand-mère, bien que rares plus anciennes encore, que ma mère de son vivant avait conservées. Passé révolu et passé récent s’entremêlaient sans que je ne parvienne à absorber ni l’un ni l’autre. Les strates étaient là, bien palpables. L’obsession des traces avait repris de plus belle, répondant à une nécessité impérieuse dont je comprenais enfin qu’elle devait tempérer surtout ma propre peur de mourir. « Quand j’aurai tout archivé » était devenu le nouveau jalon. La vie recommencerait après, à cette condition. La chambre était devenu l'espace du deuil et l'ordinateur l'espace du dedans. Je pouvais y descendre, en remonter, comme ça, sans arrêt. Quitter la chambre, c’était lâcher la main des morts. Et qu’ils aient disparu.

*

     Mon navire alors prenait l’eau.

   Je restais souvent dans ma chambre et ma fille de quatorze ans dans la sienne, qui refusait d’aller au collège. Plus je sombrais dans l’obsession des souvenirs, plus Anna à l’inverse me ramenait au présent par des actes préoccupants : alors qu’elle quittait l’appartement le matin, yeux bleus noircis de mascara épais, jeans déchirés, piercing trouant sa langue, affichant l’invention d’elle-même que nous faisons tous, plus ou moins violemment, à l’adolescence, je recevais les appels de la vie scolaire me signalant ses absences. Où était-elle ? Que faisait-elle tout le jour ? Entre nous la communication s’engageait par intermittences, sur un mode presque uniquement conflictuel. Dans sa chambre, elle avait brûlé à la cigarette la moquette murale bleu ciel et dépunaisé les photos rappelant notre passé commun : vacances, veillées de Noël, anniversaires. Au fond de son placard, sous ses chaussons de danse classique devenus trop petits, elle avait empilé ses livres d’enfant. Rideaux continuellement tirés, sa chambre était plongée dans la pénombre ou la lumière électrique.

     Un an, deux ans, trois ans.

    Mon dernier fils en revanche s’accrochait à moi. Assis sur mes genoux la plupart du temps, il ne se lassait ni de mes anecdotes ni des photos : devant les clichés numériques de ses premiers mois par exemple, son attendrissement pour lui-même ne tarissait pas, comme s’il pouvait revivre instantanément chacune des émotions, encore fraiches dans sa mémoire, que les photos avaient figées. Là où se souvenir signifiait à mes yeux conserver pour enfouir, le passé lui était source de joie, d’émerveillement. Il voulait voir. Toucher. Et réclamait d’obtenir, à l’égal de son frère et de sa sœur (nés avant que je n'acquière mon premier ordinateur) un « vrai » album de naissance, c’est-à-dire un objet. Je promettais de lui en constituer un, bientôt. Je ferais la démarche inverse, je rematérialiserais : sur les centaines de photos de sa première année, j'en sélectionnerais une trentaine, pas davantage, et les ferais imprimer, que les trois enfants soient traités avec égalité, qu'ils aient d'eux à peu près le même quota de photographies papier afin d'éviter, lorsqu'ils seraient adultes, tout sentiment d’injustice.

     En attendant, je restais dans cet entre-deux où la nécessité d’oublier n’a d’égale que l’impossibilité d’y parvenir, sorte d’état latent que je refusais de devoir constituer, désormais, ma nouvelle façon d’être au monde. Cette résistance à accepter qu'une modification profonde ait pu avoir lieu depuis le décès dissimulait la modification elle-même, comme l’objet perdu qui se situe en réalité sous nos yeux mais qu’on ne voit pas, puisqu’il devrait être ailleurs — ce que l’on cherche et le fait de continuer à chercher se trouvant alors réunis.

     Réussissais-je à enfouir ? Non. Les souvenirs jaillissaient continuellement du chagrin éventré pour finalement se greffer les uns sur les autres et flotter à vue, indénombrables.

*

     Quelques jours avant le cambriolage, j'en étais encore à regarder le chantier, bras ballants, ne sachant comment l'achever. Boîtes de photos, de cartes postales, dessins d’enfants, livres en catalan datant des années 60, introuvables donc impossibles à jeter. La situation dans laquelle je m'étais mise délibérément me rappelait ces rêves où l'on répète la même action sans fin, mû par l'espoir, toujours déçu, qu'elle aboutira. Ainsi dans l'enfance, l’imaginaire empreint de westerns hollywoodiens (chaque mardi soir, sur la troisième chaîne), je faisais souvent le même étrange rêve statique : au milieu du désert, en proie à la panique, ligotée autour d'un poteau de bois, j’assistais impuissante à l’arrivée d’une cohorte de Cheyennes fous furieux fondant sur moi, visages striés de noir, machettes brandies. Mon rêve consistait en une longue tentative, continuellement près de réussir, de torsion des poignets pour les libérer de la corde qui les enserrait. L'excitation d'y parvenir et la peur d'être scalpée la minute d'après en formaient la trame essentielle. Il ne se passait rien, juste ça: je tordais mes poignets, les Indiens arrivaient. Rien de plus. Je m'extirpais cependant du sommeil angoissée et fourbue, comme si j’avais affronté à moi seule l'armée des Cheyennes. Depuis le décès de ma mère, je vivais ainsi la conscience altérée, comme au lendemain des rêves de western, psychiquement courbaturée. Presque quatre années s'étaient écoulées et je n'étais venue à bout ni des papiers ni des photos. L'ordinateur surchargé ramait à chaque allumage. Il m'arrivait de souhaiter que tout cela disparaisse, la mémoire, le passé des autres et le mien, sortir de la glace du deuil où la conscience de la mort donne à chaque souvenir des arêtes tranchantes. La terre devait cesser de trembler, l’horizon revenir sans menace, dégagé. À cette perspective, je ressentais des picotements dans le corps, le long de la colonne vertébrale et aux extrémités, une acuité regagnée dont la perception  m’enchantait. Quelque chose devait changer. Mais je n'envisageais jamais longtemps de renoncer à ma tâche, y songeant seulement en secret comme à une offense qu’on brûle brièvement de commettre.

*

     À l’annonce du cambriolage, mon fils a pleuré de savoir ses photos de naissance définitivement disparues. Son album ne serait plus reconduit sur la liste perpétuelle de choses à faire, seuls demeuraient ce qui avait été remisé et ce que la mémoire avait fixé sans support, en dehors des fichiers informatiques, là où manquaient les images et les mots. L’essentiel ? Il faudrait que je parvienne à lui expliquer. Tandis que nous observions tous deux l’espace laissé vide par l’ordinateur dérobé, j’ai décidé de reprendre en mains mon histoire.
— Pourquoi tu fais une drôle de tête ? a-t-il demandé.
Mon deuil était en train de prendre fin.
— Pour rien.

 

 

 

 

 

Créer un site internet avec e-monsite - Signaler un contenu illicite sur ce site

×