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L'attirail du monstre

Je vais écrire une fiction, choisir une narratrice qui me ressemblerait, lui enlever quelques défauts, forcer les traits romanesques, supprimer les incidents invraisemblables, rester dans la logique des choses — tout cela mettra de la distance, ce sera de l'art.

Il faut savoir contourner la censure.
Il ne faut pas être naïve.
Il faut savoir se protéger, se protéger soi, et protéger autrui.
Protéger autrui du malaise qu'il ressent à pénétrer votre intimité, puisque ça n'est qu'un jeu.

Le monde de ma fiction partagerait l'humanité en deux ensembles à peu près égaux numériquement. La parole du premier, dominante, serait décrypté par un dispositif très au point d'analyses critiques en sociologie, esthétique et politique. La parole du second, poussive, devrait franchir avant tout une barrière de détection.
La barrière de détection s'emploierait à quantifier le degré d'impudeur.
La pudeur est un sentiment de honte, de gêne qu'une personne éprouve à faire, à envisager ou à être témoin de choses de nature sexuelle, de la nudité.
La pudeur est la gêne qu'éprouve une personne délicate devant ce que sa dignité semble lui interdire.
L'impudeur est l'absence de gêne qu'éprouve une personne devant ce que sa dignité semble lui interdire. Une personne impudique est-elle une personne délicate ?
Une personne impudique n'éprouve ni honte, ni gêne à l'idée de faire, d'envisager ou d'être témoin de choses de nature sexuelle, de la nudité.
La barrière de détection serait à même de préserver la dignité du second ensemble.

J'ourdirai cette fiction au fil des ans puis, la cinquantaine passée, je parlerai en mon nom dans un style économe, épuré, comme un délestage en plein vol. Pour l'instant, je dois remonter mes bas sur mes cuisses.

Dans ma fiction qui s'inspirerait de Philip K.Dick, des androïdes femelles braveraient la censure de la barrière de détection : leur intimité, protégée par un dispositif hyper sophistiqué, serait une bombe à retardement. Il faudrait jouer serré.

L'héroïne, à l'intérieur de son propre dispositif d'intimité, aurait déposé un secret familial. Dans quelle mesure serait-il opportun de ne révèler le secret qu'à la fin, comme c'est souvent le cas dans les fictions, le dévoilement du secret devenant dénouement, le début de l'intrigue y trouvant sa légitimité ? Mais alors, le récit se clôt sur lui-même, le monde fictionnel aussi.

Les androïdes femelles ont accès à certaines sphères de l'activité humaine, elles sont des maillons solides, fiables, elles ne font rien pour enrayer la machine. La solitude ne fait pas partie de la programmation.

La solitude équivaut à un état d'abandon.

La nuit, enroulée dans un plaid vert clair, l'androïde Serena reste devant l'écran de son ordinateur. Elle mange du fromage de chèvre en buvant du vin rouge, le fromage fini, elle continue le vin. Serena tente de mettre par écrit les différentes époques de sa vie — les classer par tranches d'âge, définir les enjeux de telle ou telle décennie, harmoniser prises de conscience et transformations du corps. Le temps a aggravé les dysfonctionnements, la maladie a fait d'elle un être sans progression, sans échelle temporelle, dans un présent perpétuel où fondent par moments, comme des précipités chimiques, passé et avenir.

L'encombre tout ce qu'elle aurait pu devenir, qu'elle est potentiellement, qu'elle explore le soir par écrit, après avoir déverrouillé le dispositif.

Sans dispositif, plus rien ne filtre le présent, Serena se laisse traverser par des images abstraites, sans forme ni contenu. Quand elle a eu ses règles à onze ans, son père l'a appelée le Petit chaperon rouge.

La programmation des âges de la vie a été mal effectuée : Serena ne connaît pas son âge, dans sa mémoire les repères sont flous.

Un androïde peut-il manger du fromage ?

Serena est une cyborg — une humaine ayant reçu des greffes mécaniques, un peu comme l'inspecteur Gadget.

Pourquoi ne se retient-elle pas d'actionner le système de déverrouillage ? A-t-elle vraiment besoin de ses souvenirs ?

Marco lui a dit qu'au point où elle en était d'auto-négligence, elle devait essayer : elle n'a pas grand-chose à perdre, et ils sont juste à côté, sa compagne et lui, sur le même palier. C'est lui qui a démonté le système de déverrouillage pour pouvoir l'activer. Marco est informaticien, c'est un être humain.

— Au pire, tu redeviendras la loque que tu étais.

Marco a une forme d'humour dont Serena ne se formalise plus. Avant de les rencontrer, Chiara et lui, elle s'appelait Marion. Ils l'avaient ramassée un soir, couchée sur son paillasson, elle rêvait de s'y allonger, elle s'en souvient bien, elle rêvait de sentir sur sa peau des poils drus s'enfoncer.

Ils l'avaient couchée dans son lit comme une enfant endormie qu'on déshabille et borde en silence.

Le lendemain, Chiara était passée vers onze heures pour voir comment ça allait. Marion avait à l'intérieur du front une barre opaque qui tournait comme une broche, mais sinon ça allait.

— Rebois un truc et prends une douche.

« Je repasserai plus tard », avait-elle dit après avoir tourné dans la pièce un moment. Elle était repassée avec de la soupe, et le surlendemain aussi, avec de la brioche : « C'est ma façon d'aimer les gens ». Quand on l'aimait, Marion se demandait ce qu'en échange, on attendait d'elle. Heureusement, Chiara était une femme.

Les visites quotidiennes des voisins la distraient de son sentiment d'abandon fait de désoeuvrement et de solitude. Elle a renoncé à comprendre pourquoi cette sensation l'opprime à peine referme-t-elle la porte de son appartement. Le sentiment d'abandon n'est pas une chose réelle, mais une projection mentale, la solitude est une hallucination. Tu vois le monde en fonction de la représentation que tu en as. Tu as la capacité de changer de représentation.

— Tu me fais penser à Marcuse, Serena.

— Arrête avec tes vieux trucs, Marco. Et arrête de l'appeler Serena, elle s'appelle Marion.

— Ça ne fait rien… Qui est Marcuse ?

— Un philosophe allemand du XXe siècle, un visionnaire...

— Quel rapport avec moi ?

— Nous nous contentons de nos désirs, nous les assouvissons sans problème. Il y a un truc bizarre chez toi, Serena, douloureux : or, en théorie, un cyborg ne succombe pas à l'auto-destruction.

— Fiche-lui la paix, Marco. Je te sers un verre, Marion ?

— Tu peux m'appeler Serena.

Seule, Serena est un escargot auquel on aurait brisé la coquille au marteau. Les débris jonchent le sol, englués dans la bave. Pour que les poils drus du paillasson lui fassent mal, il faudrait que son corps ne soit pas si mou.

 

Un cyborg ne succombe pas à l'auto-destruction. La destruction serait une tentation, mais de quoi ? Ça y est, Serena entend les volets de la voisine du dessous s'ouvrir, chaque matin, au petit jour, le même grincement de gonds. Elle a l'estomac lourd de ce qu'elle a mangé, son premier acte est de boire des verres d'eau tiède, à jeun, comme font les animaux à l'aube pour s'hydrater avant que le jour ne se lève. Elle a lu ça quelque part, elle le fait. L'eau tiède, elle ne pourrait plus s'en passer désormais, elle se recouche, la moiteur du lit, c'est pareil, fait partie du rite. Après, elle posera un tissu d'eau froide sur son périnée, ça aussi, elle l'a lu, en restant bien au chaud, ne refroidissant qu'une seule zone de son corps. C'est une grande navigatrice qui raconte ça : par ce geste, le transit est réactivé, on élimine toutes les toxines, c'est un réflexe archaïque, animal. Les bêtes se lèchent le sexe, c'est un peu pareil.

Serena se dit qu'aujourd'hui, elle ne succombera pas à l'auto-destruction, elle fera tout bien, mènera sa barque avec vigilance, placée sous sa propre tutelle.

Ce n'est pas tant la beauté qu'elle cherche, juste l'idée obsessionnelle de légèreté : on ne peut pas être léger avec de la crasse dans tout l'organisme, elle est obsédée par l'idée de lavage interne, non pas son corps mais ses organes, non pas sa peau mais ses viscères, tissus, artères, boyaux. La peau, au contraire, poreuse, permet d'évacuer les toxines, elle déteste les produits qui couvrent trop bien l'odeur de la peau, et il ne faut pas trop se laver, aussi ou non plus, la peau est fragile. Pour rester légère, purifiée, elle a un temps cessé de manger puis, au contraire, a appris à vomir par un simple réflexe, là aussi, animal. Maintenant elle préfère l'évacuation de la crasse par des voies naturelles, une des résistances à la tentation de l'auto-destruction.

Un autre manuel qu'elle doit étudier contient des exercices d'auto-agrandissement : il faut qu'elle comprenne comment s'auto-agrandir, qu'il y ait plus de surface à investir, à mettre sur flot, la taille du radeau est importante, le courant est violent. Un jour, elle comprendra comment marchent le système central de déverrouillage et celui de détection d'ennemis. Si elle est un cyborg, il faut bien qu'elle s'en serve, que sa machine rutile.

Ce truc, elle l'a compris le jour où elle venait de maltraiter un homme et que lui, en retour, a doucement massé ses avant-bras, ses avant-bras à elle, là où il y a plus de chair, après le creux du coude. Elle a ressenti une forte émotion érotique. C'est donc qu'elle ne connaissait absolument pas l'existence de ces zones ultra-sensibles qui peuvent procurer un bien-être infini. Elle s'en veut d'avoir perdu tant de temps, mais un cyborg ne vieillit pas, ça n'est donc pas grave, juste un peu dommage.

Marion, après, peut prendre son café.

Marion ne boit plus de café à jeun, en tout cas elle essaie. Boire du café à jeun, à la va-vite, déclenche accélérations cardiaques, variations d'humeur, en tout cas chez Marion. Le café se déguste : en Colombie par exemple, le café du matin se boit très sucré avec du lait.

Marion essaie de passer doucement du rêve au réveil, sinon, la chute peut s'étaler sur la journée entière. La chute est inévitable si tout le poids du corps vous pousse à tomber, il est quasiment impossible de lutter, on s'explose par terre, point.

Le poids du corps renvoie à la force de travail, Marion l'avait expérimenté en répétant les gammes et pièces conçues par Étienne Decroux, le fondateur du mime corporel. Elle n'amputerait plus aucun de ses membres, elle voulait découvrir ses muscles, les lanières abdominales, la bande tendue du mollet et de la cuisse, les deltoïdes et les faisceaux, elle rêvait de ses muscles. Cela n'avait rien à voir avec le sport qu'elle avait toujours méprisé, puisque son corps se dérobait, alors, le saut en hauteur, la course, ou les trucs collectifs… C'était là encore une obsession, comme sa recherche de légèreté. Ça peut paraître contradictoire : comment la densité qu'on donne aux muscles participe-t-elle de la légèreté ? Elle avait trouvé un cours, elle cherchait le poids de son corps jusqu'à quatre heures par jour. Dans la salle de travail, la lumière du matin cueillait les participants, une petite douzaine qui, chaque jour, à partir de dix heures, apprenait le mime corporel. Des danseurs, comédiens, un guide touristique, des femmes retraitées, des étudiants — des gens qui organisent leur vie, qui ont ce luxe-là, qui mettent de vieux vêtements pour se traîner par terre et dont l'objectif de la journée est l'amélioration de la position Tour Eiffel penchée. Marion communiait avec ce genre de fous, avec facilité. Même, souvent, elle préférait ne pas se rhabiller et rentrer chez elle dans ses vêtements pleins de poussière du sol, elle cachait cela sous un long manteau, les vêtements de ville elle les mettrait plus tard.

Si Marion apprenait le mime de Decroux, c'était pour lutter contre l'obscénité de son visage. Decroux effectue ses pièces et ses mouvements le visage recouvert d'un bas, le corps seul exprime le poids et la force. Marion trouvait son visage obscène, avec des émotions agrandies jusqu'à la caricature comme dans la pantomime, le cinéma muet ou l'expressionisme allemand. Ses émotions agrandies, qui lui avait dit combien elles étaient obscènes ?

Il n'y a rien de plus obscène que le visage. Le corps n'est jamais aussi obscène que le visage. J'ai été infirmier pendant quatre ans, j'étais à la salle d'opération, et là je voyais à peu près trois ou quatre sexes de femme par jour. Et je dirais même jusqu'en ses profondeurs. Ça ne me faisait ni chaud, ni froid. Un sexe n'a rien d'extraordinaire de point de vue obscénité, c'est un sexe, c'est tout. Le visage est une chose étrange. C'est le réceptacle de presque tout. Si nous prenons nos cinq sens, nous avons la vue, c'est dans le visage, le goût, c'est dans le visage, l'ouïe, c'est dans le visage, l'odorat, c'est dans le visage, et le toucher peut être aussi dans le visage. Quant aux mouvements du corps, ils n'arriveront jamais à avoir l'obscénité d'un visage. (Étienne Decroux)

En développant la densité de ses muscles, elle lutterait contre sa tendance à exposer ses émotions par les grimaces de son visage. Son visage deviendrait une page blanche, chacun y projetterait ce qu'il veut, elle gagnerait en quelque sorte, elle ne serait plus jamais transparente, mais opaque, habile, victorieuse, on ne l'atteindrait plus.

— Marion, pourquoi as-tu tellement peur de la folie ?

— Ça me paraît assez évident, Chiara. La folie est plus forte que la violence, elle gagne à tous les coups.

— Et alors ?

— Tu rigoles ou quoi ? Tu crois que j'ai envie qu'on m'hospitalise, qu'on m'arrache à la vie normale, celle de tous les jours ?

— Tu le fais par toi-même, regarde, tu ne dors plus, tu bois trop, la journée tu ne traînes qu'avec des gens bizarres qui ne travaillent pas. Détends-toi, arrête de lutter contre toi-même.

— Ça me fait très peur.

— Je sais. [...] Sinon, quoi ? Quand tu n'auras plus d'ennemis , tu deviendras ta seule ennemie, tu n'auras plus que l'auto-destruction, ce ne sera pas la folie qui te perdra, mais la violence, une fois de plus.

— J'ai peur.

— Commence par bien respirer. Tu as le droit de parler à qui tu veux, même aux objets, tu as le droit de parler toute seule dans ton appartement, de t'y promener nue si tu en as envie, on te prendra pour une folle, et alors ?

— Ne me tente pas, Chiara, s'il te plaît.

— Pourquoi ?

— Je n'ai pas une telle force. Et pourquoi ne le fais-tu pas, alors, pourquoi veux-tu que ce soit moi qui dérape ?

— Je n'en ai pas la force, Marion, et c'est vrai. Par contre, je resterai près de toi, je ne te lâche pas, tu peux sauter dans le vide.

— Tu n'existes pas, c'est ça ? Je vais me réveiller ?

— Pense comme tu veux, petite Marion, tu es libre. Mais il y a un truc que tu oublies toujours, mais toujours : les cyborgs ne meurent pas, tu n'es pas mortelle, tu entends, alors arrête de t'inquiéter, bon sang. Et tu sais très bien pourquoi je ne peux pas déraper, Anna ne peut avoir une mère folle, je dois attendre qu'elle grandisse, qu'elle se détache de moi. Je pense souvent que je l'ai fait naître pour ça, pour ne pas déraper, elle est la garante de ma santé mentale.

— Mais Anna a un père, aussi.

— Ben non, Marion, justement, c'est ça le problème. Marco n'est pas son père.

— Je ne savais pas.

— Tu ne pouvais pas savoir. Il y a plein de choses que tu ne sais pas. Tu es vraiment une toute petite cyborg.

Elle est une si petite cyborg que ça ? C'est vrai qu'elle n'a pas beaucoup de seins, un truc a dû merder au moment du processus de croissance. Il faut vraiment qu'elle comprenne sa programmation, mais ces choses intimes, ces choses du corps, elle ne peut pas les demander à Marco, ça va le gêner, il a ses limites en tant qu'être humain. Un autre problème, c'est la peau de son ventre, complètement ravagée, comme celle d'une vieille dame, comme si elle n'était vieille que du ventre. Ça fait d'elle un cyborg merdique.

Est-ce la raison pour laquelle sa fonction n'a pas été définie ?

Chiara lui fera des réponses de femme, des réponses irrationnelles, bienveillantes, ce n'est pas ça qu'elle a envie d'entendre. Serena entend toujours ce qu'elle a envie d'entendre, l'ouïe ultra sélective, c'est un des trucs qu'on lui a réussis.

[Dans mon rêve, nous nous faisons face, j'ai saisi ses cornes à la racine, mes poignets sont d'acier, ils ne cèderont pas. Le souffle mouillé de la bête brûle mes chevilles, je lui ai fait baisser la tête. L'annulation de nos forces nous rend immobiles. De temps en temps, j'aperçois sa langue blanche d'écume presque aussi longue qu'une langue de girafe — inclinée en tour de Pise, j'ai les pieds dans le sol, j'attends les mesures de Carmen, la foule va m'applaudir, me porter en triomphe, des hommes me soulèveront, je serai légère et reposée sur le sol par plusieurs paires de bras.]

Ses mains sont noueuses et ridées aux jointures, les travaux et les jours élargissent aussi les mains des femelles, Chiara lui a dit de mettre des gants, mais le plastique empêche les sensations, et elle veut éprouver la froideur ou la brûlure de l'eau, la lame du couteau éplucheur, la texture des crèmes ou le crissement de l'éponge verte sur le métal de la table.

Un monstre est un individu ou une créature dont l'apparence, voire le comportement, surprend par son écart avec les normes d'une société (Wikipédia).

Marion est hyper déçue, elle s'attendait à du gore, pas à la définition de la marginalité. Pourquoi fait-on des monstres des trucs effrayants ?

Dans son acception vulgaire, le terme désigne aussi bien les créatures fantastiques que des êtres réels. Mais en biologie, un monstre est un individu dont la conformation s'écarte notablement des standards de son espèce, suite à une anomalie du développement embryonnaire. La tératologie est la discipline chargée de l'étude scientifique des monstres. En terme de tératogenèse, le monstre est une réalité biologique, un être humain ou animal victime de malformations corporelles, comme la neurofibromatose, qui le rendent physiquement différent de la norme (ainsi Joseph Merrick, surnommé Elephantman).

Il va falloir tout vérifier, une fois de plus. L'étymologie, c'est montrer, présage, ou prodige ? Et tout de suite, la question corporelle, systématique, primordiale, lassante. 

Une fois de plus poser les mots pour pouvoir freiner, ne pas se laisser emporter ni par l'intellect ni par le verbiage. Si on croit à ce qu'on dit, à ce qu'on écrit, les mots, paraît-il, creusent des pathologies. Des phrases comme celles-là, Marion en fait son pain pendant des mois. Donc, elle va choisir ses mots, avec calme, sérénité, sans zig-zag, droit vers la cible. Elle doit lire L'Acteur et la cible de Declan Donnellan, comprendre le lien entre jeu de l'acteur et psychologie du mensonge, ça n'est pas clair encore, pas du tout. Elle ne peut rester à ce stade enfantin de la peur du mensonge, de son incapacité même à l'éprouver, physique. On lui a suggéré de trancher sous les aisselles les nerfs qui provoquent les rougeurs du visage. Honte, jeu, mensonge, ce sont les articulations entre ces trois choses qui dysfonctionnent et même si la section des nerfs entraînerait l'effet souhaité, elle veut comprendre comment ça marche, sinon elle n'est même pas une cyborg — un monstre, une anomalie.  

Tu es trop entière, a-t-elle déjà entendu, mais comment peut-on souhaiter ne pas être trop entière ? La pathologie du trop entier, quelle serait-elle ? Le débordement ? L'excroissance ? L'exagération ? La difformité ? Est entier ce qui n'est pas touché. Est trop entier ce qui n'est pas assez touché. Contre les débordements, elle l'a toujours senti ça, physiquement, qu'elle avait besoin d'être prise dans des bras. Mais le débordement s'accompagne souvent d'agressivité parce qu'on n'arrive pas à dire, et les humains n'ont pas le réflexe de prendre dans leurs bras quelqu'un qui agresse, les cyborgs non plus. Le monstre, ce serait la trop entièreté, l'agression et le besoin d'affection — elle avance. 

Cette histoire d'entièreté, ça lui rappelle la vie d'une boucherie : les bas morceaux, les morceaux de choix dans le même animal. 

Ma mère adorait les bas morceaux saucés avec du pain, elle avait été élevée comme ça, c'est plus économique, un truc de pauvres, raconte Marco. 

— Les bas morveaux, ça tient mieux au corps. Mais ta mère était devenue énorme, mon chéri.

— Chiara, ta gueule, n'oublie pas que je suis italien. J'ai déjà sacrifié au culte de la famille pour toi, ne dépasse pas les limites. Pour ça, laisse faire notre petit cyborg. 

— Arrête de la chercher, Marco, un jour elle te foutra son poing dans la gueule.

— T'inquiète, Chiara, je suis végétarienne, il n'y a rien d'animal en moi. Je rumine à longueur de journée, comme une bonne grosse vache.

— Je croyais que les cyborgs n'avaient pas d'humour…

— Marco, basta.

Dans Elephant man, le monstre ne se sent pas un monstre, juste un être humain, c'est sans doute ce qui le rend monstreux, cette présomption à être humain alors qu'il ne l'est pas. Les monstres sont des monstres, point barre. Prétendre être ce qu'on n'est pas relève de l'imposture, l'imposture crée des suées, des rougeurs, de l'incohérence dans les actes, dans les propos, on peut sectionner les nerfs des aisselles, c'est une intervention bénigne. Bénin, donc pas malin. Le malin, tout de suite, c'est le diable, ce sont les trucs qui font peur, les frousses de l'enfance : la peur du noir, de la mort, de l'abandon, d'être enterré(e) vivant(e), surtout. 

Personne n'aime se fracasser, disons que tout le monde a peur de se fracasser, c'est la phobie des morceaux, être en morceaux, alors qu'on se croit trop entier. Frankenstein est un être en morceaux, un être recousu : les coutures laissent voir des traînées de sang rouge. Sur les traînées de sang frais se forment peu à peu de petites haies de croûte, marron sombre, comme la couleur des menstrues, avec la même odeur de sang, l'odeur de fraîcheur et de pourriture, des saillies de plat familial, hachis parmentier, lasagne, morue. Une traînée est quelqu'un qui ne rentre pas chez soi, s'exhibe, monnaye son corps, pense que son corps a une quelconque valeur, marchande à défaut. 

Pourtant, rien ne vaut la décomposition. C'est ce que Marion aimait dans le mime corporel. Un repas mixé (quand bien même caviar, cornichon, vodka) ne vaut rien sans l'appréhension, la gustation de chaque morceau, quand les sucs se libèrent, quand l'eau vient à la bouche, que le festin se prépare, si attendu, si vite consommé. Pourquoi consomme-t-on aussi vite ? Marion n'est ni sociologue, ni historiographe, elle sait juste qu'elle ne peut rien jeter, sauf si l'objet a vraiment perdu et son charme, et sa valeur, et son utilité. Très peu de choses perdent à ce point toute légitimité. Souvent, l'un des trois facteurs les sauve, le sentimentalisme, aussi, peut sauver. L'appartement de Marion est bourré de choses illégitimes, peu de gens y ont accès.

Monstre fait partie des mots hermaphrodites que Serena s'approprie en les broyant doucement : monstre, muse, imposteur, clown, enfant. Elle sera tout à la fois, elle parie, l'ambition est importante, légère, drôle. On mesure aux gadins l'envergure qu'on s'est donnée, ça console.

Les fonds d'artichaut s'entrechoquent dans la casserole étroite, l'artichaut soigne le foie. Les artichauts de printemps sont plus étranges, avec leur barbe, leurs jupons. L'artichaut en sac d'un kilo purifie. Très pratique, il se mange sans couverts, avec ou sans quelques gouttes de sauce au choix (huile d'olive ? soja ? vinaigre ?).

Les mixtures, c'est ce qu'on donne aux gens malades dans les hôpitaux, le goût ne compte plus, on compte en calories, on inscrit le chiffre sur les poches de nourriture parentérale, on leur donne juste des forces, on les nourrit, on lance un processus de survie, on lance des protocoles, la survie se mesure aux résultats des protocoles. Les protocoles sont des prises de risque, le personnel médical risque à chaque fois — carrière, certitude —  chaque décès entame. Les familles endeuillées reviennent voir le médecin qui est, en bout de course, l'oracle suprême, on ne prévoit jamais, la mort devient la fin d'un cycle, amortie par les greffes de la compassion. La morbidité, ici, n'est pas de mise.

Le corps mort gonflé se creuse puis jaunit, la dernière expression n'est pas représentative, le sourire peut être figé par la minerve mortuaire. Les rites prennent la douleur en charge, tamponnée par la communauté, les débordements rendent la communauté démunie. Dans les Balkans, on ne sectionne pas les artères, les choeurs de femmes se prêtent au jeu, les pleureuses pleurent, on cherche les bouts d'ongles, les cheveux, on craint les vampires, on les guette, on met de l'ail. Ce qui fragilise l'équilibre peut être menaçant, personne ne sait quoi faire. Les choeurs de femmes subliment, c'en est débéctant, les choeurs de femmes.

Monstre, muse, imposteur, clown, enfant.

— Tu te sens la gardienne de quoi, en fait, Chiara ? Je ne te comprends pas.

— Tu me fais un peu peur, Marion, c'est tout, j'ai peur pour toi.

— Mais de quoi ? La folie, c'est la même chose sans la peur, c'est toi qui l'as dit.

— C'est clair qu'elle a basculé, brava Chiara.

— Marco, arrête avec l'ironie, essaie d'avancer. Tu peux nous faire un café ? [...] Marion, regarde tes mains et ton ventre, tu vois ? Tu ne comprends vraiment pas ?

— Non.

— Je ne peux pas tout te dire, pitchoune. Et ça ne sert à rien, on ne comprend que ce qu'on veut comprendre au moment où on le peut. En attendant, je te garde, je suis là. Après, tu me laisseras vivre ma vie, quand même ?

— Oh. Vous faites quoi, ce soir ?

— On regarde un Fassbi.

— Encore ? Pourquoi vous aimez tant Fassbinder ?

— J'attends que Marco y comprenne quelque chose, tu vois, je suis indécrottable.

— Quand j'étais enfant et que je tombais sur un film de Fassbinder, je me sentais sale.

— Je sais. Marco non.

— Qu'est-ce que tu es culpabilisante avec lui, Chiara, pourquoi veux-tu qu'il souffre ?

— Mais non, c'est tout le contraire, seulement je crois qu'on n'y arrivera pas. Il veut me manger dans les mains. Je préfère avec toi, tu veux bien ? Souris. Tu sais ce qu'on va faire, tu laisseras toujours une clé de l'appart sous ton paillasson, à l'endroit où la latte de parquet est défoncée, ça ne fera même pas de bosse sur le paillasson, personne ne verra rien. Juste pour me rassurer, d'accord ? Les criminelles ne sont pas folles, Marion, et tu n'es pas une criminelle.

— Merde, j'ai effacé tout ce que je venais d'écrire, à cause de vous. Allez, Serena, une photo. Quel sourire emprunté, souris vraiment !

— Marco, je ne sais pas sourire avec les dents, après ça se fige et je me sens conne, ne me demande pas ça, tu mets trois plombes à faire une photo.

— Merde, j'ai foiré la balance des couleurs, ça te fait une tête de cyborg.

— Qu'il est malin.

— Allez, on la fout dehors, Chiara. Va chagriner chez toi, Serena.

— Marion, il n'est pas méchant, juste con.

— Merci les copains, je ne suis pas non plus complètement débile, allez, à demain.

— Je passe tout à l'heure, j'ai un truc à te filer.

Tiens, j'ai fait ça pour toi avec Perec et deux copines.

Qu'est-ce que classer ?

Avoir peur.

Essayer l'impossible ?

S'emmurer.

Ne pas aimer le bordel. Pourquoi ?

Vouloir s'y retrouver à tout prix.

Avoir peur d'être pris(e) en défaut, au dépourvu.

Vouloir toujours trouver une solution/remède/réponse.

Vouloir faire plaisir/soulager/répondre aux attentes d'autrui

Avoir l'obsession de la maîtrise, du contrôle, ne pas avoir confiance en soi.

Sous-estimer ses capacités, ses ressources intérieures, celles de la mémoire, plus floue, moins rigide.

Être sûr d'avoir raison, aussi.

Refuser l'inconscient.

Vouloir toujours avoir raison, c'est pire

Être cramponné(e) à des fiches, à des systèmes, à des logiques.

Penser aussi que tous ces papiers sont ultra importants. S'accrocher à eux.

Détester l'imprévu, le spontané, l'irruption de quelque chose qui, brusquement, rompt les chaînes.

Être partisan d'un système en particulier aussi.

Chercher à structurer, à créer des hiérarchies, à donner plus d'importance à certaines choses au détriment des autres.

Souligner, pointer les failles, les manques, les choses essentielles à acquérir.

Définir ce qui est essentiel et ce qui est superflu.

Venir en cours avec des stabilos en plusieurs couleur et une règle, s'en servir

Définir des priorités.

Définir des priorités pour l'autre aussi, et à sa place.

Figer les acquis dans des bibliothèques.

C'est une démarche totalitaire, en fait.

Croire que les acquisitions ne servent à rien puisqu'elles sont là, classées.

Boucler les chantiers.

C'est figer le problème. c'est pour cela que je range pas. du coup je retrouve rien.

Mettre des points finaux.

Monika, elle est déprimante, ta disserte, ou c'est moi(nous) ?

Tu as raison, choisir un système, c'est le pire, le concevoir comme meilleur aux autres. Du plein totalitarisme.

Refuser les contradictions, les apories, l'inachèvement de toute tâche.

Formater.

Définir des formats : petit, grand, idéal, pratique, pragmatique, cohérent.

Faire confiance aux bibliothécaires pour qu'ils (elles) retrouvent ce que tu cherches.

Définir les ordres : alphabétique, chronologique, thématique.

Être angoissé(e) par le vide et le silence.

Vouloir être rassuré(e) par quelque chose qui n'existe pas (l'ordre idéal).

Par les choses qui traînent. Par les gens qui traînent.

Avoir l'obsession du beau et l'assouvir dans des trucs éculés.

C'est fastidieux.

Être satisfait d'avoir bien fait.

Penser que les mots se domptent.

c'est pour cela que les bibliothécaires sont des gens super utiles.

Penser que les mots se classent et renvoient à des catégories toutes faites.

Perdre son temps.

En oublier de vivre (manger, boire, aimer).

Chercher à prendre le dessus.

Et oublier de lire ce qu'on a rangé (classé) ?

Détester sentir les choses grouiller.

Écrire comme à défaut.

Arranger la pensée d'autrui, la remettre à sa place, l'étouffer, la cacher.

Se contenter du travail bien fait, utile.

En absence de sa propre pensée

Faire un travail utile.

tuer

Accepter d'être transparent(e).

(si cela grouille, c'est vivant)

(ou mort, remarquez...)

Transparent et vide.

Vous classez vos livres, chez vous?

Penser à la postérité.

Oui, s'accrocher au papier.

Refuser que les choses s'effacent, avoir l'obsession des traces.

je ne classe rien. (sauf les gens dans ma tête)

A un ordre abstrait. Après, prisonnier, ne plus se permettre aucun écart.

Se prendre pour Sisyphe, en étant parfois payé(e) pour le faire.

Se sentir le maillon d'une chaîne. Faire partie d'un tout.

Penser qu'on est facilement remplaçable.

Détester la perte d'espace.

La première image que j'ai eue : une femme qui trie le soir les chaussettes de sa famille nombreuse.

Chercher à le rentabiliser, à l'optimiser.

Vouloir trouver tout de suite.

Ne pas se résigner au moindre gaspillage (espace, temps, argent)

Aimer les échelles et qu'on regarde sous notre jupe.

Aimer les tours de magasins, sombres et poussiéreuses

Se croire sexy avec des lunettes.

Aimer la poussière et le silence — le recueillement.

Classer les réponses en fonction des points communs.

Aimer les Stabilo (donc, les couleurs).

on peut aussi jouer à c'est quoi le contraire de classer, ce sera peut-être plus marrant ?

Faire de jolies (souligner) fiches.

Trouver une solution pour que les fiches aient toutes le même format.

Adorer passer à autre chose.

 DEs fiches, j'en ai jamais fait. Je savais que j'étais foutue pour ce métier (et cette disserte)

Quand on classe, on ne passa JAMAIS à autre chose

Alors, on fait l'antithèse, maintenant (système français oblige) ?

FOUTRE UN SACRE BORDEL

Qu'est-ce que ne pas classer ?

Laisser tout à sa place naturelle

Laisser les choses comme elles viennent

Assumer qu'on ne peut rien

mettre son portefeuille au frigo

Oh, Emilio a renversé son sirop.

Ne pas se casser la tête avec le superflou (flu?)

faire la vaisselle seulement quand y en a trop

Faire la vaisselle seulement quand il n'y a plus aucune fourchette propre

Range pas, Sarah, l'antithèse oblige ;

ne pas faire maigre quand on est catho

Se retrouver souvent le matin avec deux chaussettes de différente couleur ? (non, c'est pire que ne pas classer)

sauf si c'est bleu marine et noir

Passer la matinée à chercher le duplicata de la facture des cd hongrois, ne pas la retrouver, passer pour une irresponsable ?

Trouver tout valable.

Solution des hommes (pour les chaussettes) : les acheter toutes noires

Être capable de vivre dans un présent perpétuel dont on convainc son entourage (trop fort)

Détester le vide, le silence, le recueillement.

Avoir peur d'être classé(e) en quelque chose, ou tout simplement classé(e)

Aimer se surprendre soi-même parfois (pour les bordéliques narcissiques)

Avoir peur du pilon.

Avoir peur d'être oublié(e) dans des rayonnages ou en dépôt.

Avoir peur d'être déclassé(e). Reclassé(e).

Avoir peur de ne plus être visité(e).

préférer la cuisse

La cuisse ? C'est Gombro ?

Avoir peur d'être considéré(e) comme obsolète, peu rentable, suranné(e), ringard, has been, encombrant.

Avoir peur qu'on ne nous trouve ni place ni valeur.

Ne pas surestimer ses besoins

Ne pas faire comme tout le monde.

Chercher à se démarquer (à tout prix ?).

Croire aux vertus de la provocation du bordel.

Se sentir angoissé dans un espace trop idéal

Organiser quand même le chaos (Rancière, Claude Simon).

Renoncer (Beckett).

Renoncer à briller (Beckett).

Renoncer à la démence universitaire (Beckett).

S'organiser entre nous, de façon plus maligne.

Identifier les failles d'autrui, les magnifier.

Détester une certaine idée du beau.

Écrire, c'est classer, ou n'est pas classer?

Accepter son incapacité, son impuissance.

Baisser les bras en rigolant.

Renoncer à appeler du renfort, laisser faire.

Couler.

Se dire que, classer ou pas classer, c'est du pareil au même

Se dire que ça sera la même chose dans quelques heures

Écrire, pour moi, c'est juste mettre les pieds dans les creux de la paroi, quand tu escalades.

Classer, c'est creuser des creux dans les parois.

Se trouver beau (belle) dans le fait d'être dépassé(e).

Être soulagé(e).

Renoncer à être zorro (voir ci-dessus).

Se trouver nonchalant, classe, jeune.

Renoncer à pouvoir faire quelque chose.

Déprimer souvent.

Chercher des pis-aller.

Non, juste faire autre chose.

Ne pas faire comme notre mère.

Être un peu gamin. Vouloir qu'on nous prenne en charge.

Sauf si on a la mère qui ne classe pas

Appeler au secours quand c'est trop le bordel.

Ne pas renoncer à pouvoir être secouru(e).

Mais qui? Personne ne peut classer à notre place

Croire en la communauté : tout ira bien.

Penser que rien n'est grave.

Penser que rien ne mérite qu'on classe. Et que rien ne mérite d'être classé.

Mais rien qui peut être classé n'est grave

Perdre confiance dans/en le service public.

Ne compter que sur ses propres ressources.

Laisser des gros cartons à la postérité.

Compter sur sa mémoire

Aimer fermer les cartons en pensant que ce sera utile un jour.

Ne pas classer c'est juste ne pas avoir envie de se heurter à des difficultés logiques vaines

Refuser de jeter. Avoir l'angoisse de jeter. Ne pas supporter que ce qu'on jette puisse servir à autre chose ou à quelqu'un d'autre : se croire essentiel(le)

Et qu'un jour, on classera. Ou c'est pas la peine de classer, parce que si je le cherche, il est dans ce carton

Se croire au centre de tout.

Oui, ne pas classer à beaucoup à voir avec ne pas aimer jeter

Penser qu'on pourra toujours classer plus tard.

Penser qu'un jour, on aura vraiment le temps de classer.

ou alors jeter tout d'un coup sans trop regarder ce qu'on jette (mes cours de l'ESIT au déménagement)

Rêver du temps où l'on classera tout, enfin.

Avoir peur des choses.

Penser que tout se fait naturellement, sans volontarisme.

Avoir peur du définitif

Avoir un grand appartement. Ou une cave. Pire louer une "une pièce en plus".

Êtr

Pourquoi un monstre canin doit-il garder les Enfers ? Pourquoi est-il là ? Qui crève d"envie de se perdre pour mourir parmi les fantômes ? Elle ne se souvient plus de voix d'enfants dans L'Énéide, y en a-t-il ? Qui souhaiterait être grillé(e) au point de devoir affronter le monstre à trois têtes ? La peur panique de SE GRILLER, d'être définitivement déclassé(e), ce qui la retient encore. Faut-il être morte complètement pour ne plus avoir peur des morsures de l'agression ? Faut-il ne plus avoir peur de l'agression pour pénétrer l'autre monde ? Pour ne plus avoir peur de l'agression, elle ne voit que la mort. Être en vie sans cette peur-là, c'est encore un paradoxe, mais un vrai.

Marion pense qu'elle ne le verra plus jamais, mais elle ne sait pas qui. Il ne reviendra plus, c'est certain, il l'aura abandonnée quand il aura oublié qu'elle existe. Pour exister, on peut essayer les cris, les aboiements, les blessures. On peut essayer de faire pitié, sinon, d'émouvoir. On peut se faire marcher sur les pieds pour hurler qu'on a des durillons sur le petit orteil et qu'on n'a pas pu se retenir de hurler à la mort même si ça ne se fait pas. On peut chanter des comptines où il est dit te lairas-tu mouri alors que l'homme, le compère, est toujours guéri, qu'il s'en remet toujours, peinard, pépère, devant un sudoku.

Un compère n'a pas d'étymologie immédiate. Quand on comprend, la comptine est sue par coeur à l'école.

Marion a l'impression qu'il n'existe pas, mais tout le temps, et elle ne sait pas qui. Les regards protecteurs sont ceux qui la blessent le plus à force de ne pas la protéger en chemin, leur présomption à lui renvoyer toujours le sexe qu'elle a.

Les comètes ne restent pas, malgré leur queue et leur chevelure, et le scénographe ne peut pas toujours ne pas être absent.

Elle va trouver quelqu'un pour l'aider à faire de la voyance, peut-être Chiara, elle a des bouffées dans le corps depuis quelque temps, des vagues, elle en a eu peur longtemps, d'être ce poisson que l'on noie.

Elle a peur d'être celle qui va disparaître dès qu'il va se retourner, elle préfère ceux qui ne se retourneront jamais, qui jamais ne trouveront son signalement.

Elle dit gendarme couché quand elle voit sur la route un dos d'âne.

Quand elle pose la clé sous le paillasson, dans le creux de la latte défoncée, Marion trouve un mot :

TES ATTENTES SONT EXPRÈS DEMESURÉES POUR NE POUVOIR QU'ÉCHOUER
ARRÊTE DE CRÉER DES STATUES QUE TU NE POURRAS DÉBOULONNER
ARRÊTE D'AVOIR PEUR DE PERDRE TON IDENTITÉ : TU FAIS ERREUR
MARCO.

— Quand j'étais petite, mon père qui avait une conception particulière de l'autorité essayait toujours de nous CASSER, nous, ses propres enfants. Comme j'étais la dernière de cinq, la merdeuse en somme, je m'affrontais tout le temps à lui et faisais d'énormes caprices. Des caprices gigantesques, sans fin, il s'en souvient encore, il en parle toujours, des fessées qu'il me donnait alors, moins, des fessées gigantesques, sans fin, avec une branche souple qu'on demande aux grands frères d'aller chercher dans le fossé qui borde la MAISON. Ma mère, pour me soustraire à lui, m'enfermait dans une chambre à clé : elle lui faisait croire que c'était pour être solidaire de lui, qu'en quelque sorte elle me PUNISSAIT elle aussi.

En fait, c'était le seul moyen qu'elle avait trouvé de me protéger, à l'insu de mon père, son mari.
C'était sa façon d'adoucir sa violence, de l'annuler.

Toi, Marion, je ne sais pas quel âge tu as en réalité, mais tu fais toujours d'énormes caprices et tu es toujours merdeuse.
Tu continues de te calmer seule dans des chambres fermées à clé.

J'ai l'impression, je me trompe peut-être, que la porte, en fait, n'est pas verrouillée. Ça se trouve, elle est ouverte. Ça se trouve, tu peux sortir. Ça se trouve, tu peux te calmer tranquillement, à vue, de façon civilisée, voire en parlant.

On fait partie de ceux qui voudraient adoucir ta violence, on est tes amis, n'oublie pas, tu ne nous dois rien.

Moi, ma mère est morte, je n'ai plus de gardienne, je vais devoir me débrouiller seule.

— Je ne peux pas être ta mère, Chiara, je ne sais pas ce que c'est.

— Je sais, tu es une Cyborg. Mais tu n'as pas de père non plus, alors profites-en, l'énergie, garde-la pour les vrais combats.

— Promis.

— Une autre chose : ma mère disait toujours, comme nous étions une famille nombreuse, que le seul endroit où elle se sentait en sécurité, à l'abri des requêtes incessantes, c'étaient les cabinets. C'était le seul endroit où personne n'osait aller l'emmerder. Je n'ai jamais pu l'encaisser, je crois.

— Au fait, ça y est, j'ai mis la clé.

— Je sais, j'ai vu.

— Une dernière chose : ma mère, par la suite, quand mon père n'était plus là, a encaissé toutes les colères qui lui étaient destinées, à lui. Elle pensait qu'il fallait que ça sorte, que ça ne serait jamais trop, que c'était nécessaire et normal puisqu'elle se sentait coupable. Elle se faisait hospitaliser pour dépression, parfois, elle buvait, aussi. Le reste du temps, elle menait sa petite barque entre les vivants et les morts, pareille à Gracchus [je te raconterai, attends]. Elle a continué de me garder jusqu'à la fin, ça me foutait hors de mes gonds, je lui disais que c'était à cause d'elle que j'étais tout le temps en colère, que sa seule présence me ramenait à l'obligation que j'avais d'être en colère à sa place, qu'elle me privait de la possibilité de la douceur. Lui n'en sait toujours rien, il regarde la télé, il fait du sudoku.

— T'inquiète, Chiara, une Cyborg ne peut tomber en dépression et l'alcoolisme, a priori, ça ne fait pas grand-chose. Tu peux arrêter de me veiller, je ne suis pas mourante, je ne mourrai pas, tu le sais. Va plutôt t'occuper de Marco.

Dans le manuel de Donellan qu'elle ouvre au hasard, Marion tombe sur le bref chapitre des pattes de l'araignée :

Lorsqu'ils se sentent bloqués, les acteurs utilisent souvent les mêmes mots. Peu importe que ces mots soient en français, finandais ou russe : le problème transcende la langue. ces appels à l'aide peuvent être répertoriés dans huit rubriques, mais nous verrons plus tard que, comme les pattes de l'araignée toutes identiques, leur ordre n'a aucune importance :

Je ne sais pas ce que je fais.
Je ne sais pas ce que je veux.
Je ne sais pas qui je suis.
Je ne sais pas où je suis.
Je ne sais pas comment je dois bouger.
Je ne sais pas ce que je ressens.
Je ne sais pas ce que je dis.
Je ne sais pas ce que je joue.

Où elle apprend que l'imagination, le texte, le mouvement, la respiration, la technique et les sentiments de l'acteur sont inséparables, fondamentalement, qu'il est CRUCIAL d'accepter que ces problèmes sont, bien que différents, interdépendants. Que la contention de la progression entre ces différents points est impossible.

Qu'à l'instar de la bombe et des dégâts qu'elle entraîne, la cause principale des difficultés d'un acteur est plus simple que toutes ses répercussions.

Que les règles qu'on cherche à établir pour remonter l'origine du problème sont a/peu nombreuses, b/utiles.

Que vous ne saurez si ces règles vous aident que dans votre pratique. [Mais il ne s'agit pas là de règles qui prétendent sauver des vies ou gouverner un pays ; elles ne nous aident qu'à faire semblant. Que nous soyons d'accord ou pas avec elles, n'est donc ici d'aucun intérêt. Elles ne sont pas des vérités absolues ; elles ne prouvent leur efficacité que dans la pratique.]

[Dans mon rêve, assise sur le dos du taureau et mes cuisses cerclant ses flancs chauds, j'accélère le mouvement de la course par une simple pression. Mon corps épouse le rythme de la bête. Où aller, si ce n'est en jouissant des variations de rythme. Je ne peux qu'oublier l'autre vie, immobile, la vie sans soubresaut, sans le souffle chaud des naseaux qui caressent mes jambes, le sabot contre la roche, le rugissement, la course ralentie. J'éprouve le mélange des peaux, celle de mes cuisses, soyeuse, contre celle de la bête, et que permet la souplesse de mon dos.] 

Dans son rêve, Marion est faite d'une seule pièce, elle est une pièce de métal dont aucun coup ne peut briser l'unité, aucun outil — marteau, foret, scie — ne peut entamer sa surface, métal poli, lisse, qui reflète sans les déformer les éléments réels. C'est sa supériorité sur les choses réelles que de les refléter, à l'abri des regards, aucun creux ne laisse le regard s'accrocher, il patine sur la surface, elle le sent se casser, et chuter, coccyx mâché, à la recherche d'une rambarde, de poses et de dignité.  

La chute serait un plongeon en chandelle, l’entrée du corps dans l’eau nécessite une verticalité absolue, l’envol peut entraîner des pénalités, l’élévation et la tonicité du saut sont les principaux facteurs qu'ils prendront en compte, les membres doivent être tendus à la perfection, un pied flexe, une main relâchée dénaturent l’ensemble. La résistance de l’eau donne à sa pénétration sa vraie consistance. Quand le métal est brûlant, la fumée qui flotte à la surface des eaux se mêle à la buée de vitres de la piscine.

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