Son âge de grâce

Texte lu à l'occasion d'une matinée « Plateaux » à la médiathèque de Romainville. Un grand merci à Eloïse Guénéguès, à l'association Bibliothèques en Seine Saint-Denis et à Arno Bertina.


 

Il y a eu des époques sans théâtre, des époques sans cinéma ou sans piscine, mais jamais d’époque sans bibliothèque, rare lieu public fréquenté sans discontinuité, quelles que soient les villes ou la taille des villes que j’ai pu habiter.
Dans l’enfance d’abord en Auvergne, celle du Mayet-de-Montagne, une pièce étroite, sombre, à la moquette poussiéreuse, du moins figée comme telle dans mon souvenir, à l’image du plein hiver de montagne bourbonnaise, rude et silencieux.
Puis celle de Vichy, la médiathèque Valéry Larbaud, un bâtiment de plusieurs étages avec un renne ailé sur la façade et des palmiers en pot à l’entrée. Assise dans un fauteuil recouvert de skaï orange, j’y ai d’abord lu des Thorgal, puis écouté en boucle les vinyles de David Bowie avant de découvrir, sans transition, ceux de Léo Ferré.
À Toulouse, ce sera la bibliothèque de la rue du Périgord, dite bibliothèque d’étude et du patrimoine. Conçue par l’architecte Montauriol comme, je cite, « un palais rêvé des livres et des travailleurs », sa gigantesque salle de lecture, plus de mille mètres carrés baignés de lumière naturelle sous une coupole en rosace à quatorze mètres de plafond, a abrité mes premières prises de notes, consignées dans des cahiers avec tout le sérieux de mes dix-sept ans quand, partagée entre le saisissement du monde et mon impuissance à justement le saisir, je préférais rester assise des heures en bibliothèque plutôt qu’aller dehors, appelant inspiration ce qui était en fait du recueillement. J’aimais particulièrement m’y rendre en nocturne pour accompagner mes lectures des paysages de nuit aperçus par les hautes fenêtres Art déco sur lesquelles étaient peintes au sulfate de cuivre des couronnes de lauriers. Les gens bougeaient autour de moi mais nous ne nous voyions pas, tous dans nos livres, comme des êtres qui dorment et bougent en dormant.

Dans cette salle d’étude comme dans toutes les bibliothèques que j’ai fréquentées depuis, l’espace et le temps y ont une qualité particulière, celle de pouvoir s’estomper. On y perd ses repères spatio-temporels. Plutôt, on n’en a plus besoin. Et plus facilement qu’ailleurs, sans doute parce que cette qualité guide la conception même du lieu, j’y fais chaque fois l’expérience de la dépossession, remplaçant ma volonté et mon imaginaire par ceux de tel ou tel auteur, m’appropriant certaines de leurs pensées, certains de leurs actes, voire certains paysages dont je ne doute plus ensuite les avoir vus pour de vrai.

Ma mère a été bibliothécaire sept ans. Ce fut son dernier métier.

Mise à la retraite de l’éducation nationale de façon prématurée, elle soignait une dépression dans un centre médical des Pyrénées quand on lui a parlé d’un poste vacant de bibliothécaire à mi-temps. C’était un travail bénévole, en contrepartie duquel elle recevrait, selon un arrangement plus ou moins officiel, un chalet d’habitation. Eau et chauffage compris.
Elle qui avait sombré longtemps dans la perte du goût de vivre a vu une part de ses problèmes se régler, trouvant dans le même temps un but à ses journées, un cadre professionnel, un lieu de vie et une gratification.
Ces sept années m’ont toujours semblé avoir été son âge de grâce. Était-ce d’être passée du statut de malade à celui de personnel soignant ? Était-ce d’être portée par les livres ? Je ne l’avais jamais vue aussi heureusement accaparée, même si elle râlait de constater que les romans de Danielle Steel et autres Barbara Cartland partaient toujours les premiers, que son budget d’achat de nouveautés avait été amputé au profit de l’atelier mosaïque ou que les revues une fois de plus n’avaient pas été rangées correctement dans le présentoir.
Peut-être ma perception est-elle fausse et qu’elle n’a pas été ici plus heureuse qu’ailleurs, et que l’état de grâce que j’associe à cette époque correspond en réalité à un angle différent de notre relation puisqu’à l’occasion de ses sept années en bibliothèque, j’ai pu souvent lui rendre visite et la voir alors au travail : j’ai vu ses gestes habiles, précis, quand elle couvrait et réparait les livres — ce qu’elle adorait faire, son goût de l’organisation rationnelle et systématique. J’ai vu des lecteurs impatients de la voir ouvrir la porte de la bibliothèque. Je l’ai vue pousser son chariot dans les couloirs du centre pour faire le tour des malades alités. Et que cette personne nécessaire, forte, bien différente de la femme inquiète toujours entravée dans ses désirs que je lui reprochais d’être, était aussi ma mère.

J’ai regretté qu’elle quitte son poste dans les Pyrénées pour venir vivre à Paris. J’ai regretté qu’elle reprenne sa quête et fasse à nouveau l’expérience du vide, à l’extérieur comme à l’intérieur de son deux pièces parisien.

J’ai sans doute inventé ce mythe de la bibliothèque pour être sûre qu’elle avait été heureuse quelque part et parce qu’il m’est facile depuis de nourrir cette certitude par des rituels — la fréquentation des bibliothèques de mon quartier ou celle de la BPI avec ses nocturnes et son gigantisme, aussi ouverte à tous que pouvait l’être à Toulouse la salle de la rue du Périgord : SDF affalés devant les télés du monde, étudiants qui parlent trop fort, fous, chercheurs occasionnels et ceux que rebutent, comme moi, les salles enterrées de la BNF — nous tous, rassemblés par un même besoin de communion. Et parmi ces rituels, il y a depuis vingt ans celui du mauvais café de la BPI bu dans le coin cafétéria, face au ciel, avant de rejoindre mon siège et mes livres pour là, me défaire de toute fixation identitaire, être un esprit en balade parmi d’autres esprits en balade, d’autres discours que j’entends sans en entendre les voix, sorte de polyphonie de paroles muettes qui n’est pas la présence du monde, mais un moyen de l’écouter tout en lui échappant.


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