L'idée de Catalogne (extrait)

À dix-sept ans, je suis tombée sur les mémoires de ma grand-mère maternelle, consignées dans deux cahiers épais à spirales, orange vif, intitulés « C’était le mois d’août 1971 ».

À partir de bribes glanées au hasard des conversations, j’avais formé une biographie partielle dans ma tête, centrée sur sa jeunesse, guerre d’Espagne en toile de fond. Adeline Martí. Née en 1918 en Catalogne. Ouvrière depuis ses treize ans dans une usine de textile. Formée à l’anarcho-syndicalisme. Membre des jeunesses libertaires. Militant pour l’amélioration des conditions de vie et d’instruction.
Comme tant d’autres, Adeline avait cru au renouveau que promettaient l’avènement de la République espagnole de 1931 et, quelques heures auparavant, l’annonce d’une République catalane. En 1932, 99% des électeurs avaient approuvé son statut d’autonomie.
En juillet 1936, après le coup d’état des généraux, elle s’était précipitée dans les bureaux de la CNT (Confederación Nacional del Trabajo). À dix-huit ans, elle avait rejoint les rangs des miliciennes pour combattre la répression franquiste. Que l’Espagne ne replonge pas dans l’obscurité.
Sa mythologie guerrière s’arrêtait là.
Je ne connaissais pas la suite, ni la teneur des combats ni les circonstances durant lesquelles, en 1937, elle avait traversé les Pyrénées pour se réfugier en France. Je savais qu’elle y avait retrouvé mon grand-père, rencontré avant la guerre civile, exilé lui aussi, et qu’ils s’étaient mariés. En France, ils avaient d’abord habité dans les Landes, les Vosges puis finalement à Toulouse où les républicains espagnols, du moins des milliers d’entre eux, formaient une communauté.
Je me souviens du jour où ma mère nous a annoncé sa mort, à ma sœur et à moi. J’ai huit ans. Nous sommes assises au bord de mon lit. Ma mère nous a prises toutes les deux sur ses genoux et se met à nous serrer fort. Je n’ose pas lui dire que ses bras me font mal. J’ai encore en mémoire les franges du couvre-lit blanc que je regarde fixement pour faire diversion.
Après sa mort, j’ai souvent entendu : « Ta grand-mère, c’était quelqu’un. » Mon père en particulier nourrissait à son égard une vive admiration. « Sa vie a rencontré l’histoire », concluait-il chaque fois. Je ne comprenais pas bien le sens de cette phrase. À mes yeux, Adeline Martí était la vieille femme aux jambes enflées dont enfant, j’adorais le potage au tapioca.
Je savais qu’elle avait beaucoup écrit. Mon oncle garde encore chez lui ses romans et ses pièces de théâtre, écrits en catalan. Je ne vois plus mon oncle et j’ignore à quoi ressemblent ces manuscrits. De son côté, ma mère conservait ses mémoires. Grand-mère avait entrepris leur rédaction l’été 1971, à l’occasion d’un séjour au Blancat, une maison de repos des Pyrénées-Atlantiques située à la sortie de Pau. Depuis son opération à cœur ouvert quelques années plus tôt, l’une des premières pratiquées à Toulouse, elle y était régulièrement admise en cure. Grand-mère souffrait du cœur depuis l’enfance, ça, je le savais aussi. Et que pour calmer ce cœur qui s’affolait, elle avait l’habitude de lui parler.

À dix-sept ans, je découvre donc son récit, rédigé dans un français truffé de catalanismes. On y suit le présent d’une quinquagénaire hospitalisée qui fuit dans le calme de sa chambre la conversation des autres patientes, toutes portées sur la qualité des repas et la douleur du corps. « Dans ces établissements, on s’honore d’être plus malade que les autres », remarque-t-elle. Les après-midis, elle reçoit la visite de Paco, ami de jeunesse résidant près de Pau. Dans le parc arboré de la clinique, tous deux évoquent leur passé commun — la guerre et l’exil.
Après ma première lecture, craignant que les cahiers ne soient sinon lus par personne, je décide de retranscrire leur contenu à la main, au propre, qu’on puisse un jour le dactylographier. L’écriture fine de grand-mère, ornée de majuscules grandiloquentes en courbes et déliés, se déchiffre mal. La mienne au contraire doit pouvoir se lire aisément. Mettant une voile à mes l et une anse à mes p, je retrouve pour l’occasion le tracé précis des lettres qu’on nous enseigne au cours préparatoire. Tout à mon idée de restauration, je choisis aussi d’en corriger la langue. Que la transmission soit facile et la lecture — fluide. J’opte pour ce que je connais, un français standard. Il me fait l’effet comme si une montagne me tombait dessus devient « J’ai l’impression qu’une montagne me tombe dessus ». Certaines inventions résistent à mes efforts de standardisation :

Il faut connaître une usine de tissage. Le tonnerre de bruit que cela fait les machines avec le ZAS continu des courroies, le coup brusque du garrot qui pousse la navette, le CATROC-CATROC de l’arbre et le ZAP ZAP des peignes.

Cependant, la cohérence de l’ensemble me réjouit : alternant dialogues et narrations, passé et présent, le récit relève d’une composition romanesque rigoureuse. Ma grand-mère a beaucoup lu, ça se voit. La retranscription avance vite : plus de fautes d’orthographes, plus d’expressions bizarres ou incompréhensibles, de moins en moins de maladresses. Je me prends au jeu. Penchée sur mes corrections, mes effets de gommage, je crois donner un nouveau territoire à une mémoire qui n'est pas la mienne. J’ai le sentiment d’écrire moi aussi. Sans le savoir, je cartographie mon propre territoire. D’une pierre, deux coups.
J’arrête à la fin du premier cahier. 
Ma réécriture a perdu son sens, j’en perçois soudain la présomption. La matière est la même, j’en ai juste extrait le sel. Sa langue est plate, comme ce français de traduction qu’on trouve dans tant de livres « étrangers », même français normé, que leurs auteurs soient chilien, turc ou japonais, une langue mondialement commune.

Ma version standardisée (des heures de travail le temps d’un été), je n’ai jamais eu envie de la relire, ni alors ni après. Expurgée de ses catalanismes, manquant de montagnes, elle n’était que l’idée de la Catalogne, l’idée de la guerre d’Espagne, l’idée de ma grand-mère. Sans sa langue bancale — du français autodidacte pris de vitesse par le catalan —, elle n’était qu’un récit édifiant avec, en son centre, l’archétype de la fille pauvre et méritante comme il y a la fille bonne et bienveillante, la fille douce et bienfaisante, la fille tendre et maternelle, la fille brave et très vaillante, belle et endurante, endurante et très belle, et pauvre et méritante, et douce, et bienfaisante, et tendre, et maternelle. Grand-mère en héroïne. Semblable à celles, multiples, finalement identiques, des légendes et mythologies qui constituaient mes lectures favorites quand, enfant, je plongeais des heures durant dans la vingtaine de gros recueils Gründ aux illustrations bariolées appartenant à ma mère d’où surgissaient là un prince, là une enfant perdue, là un minotaure. Combien de fois m’avaient-elles consolée ou distraite, ces histoires ? Si mon humeur était sombre, si mon corps perdait son entrain, j’ouvrais l’un des recueils, couchée sur mon lit. J’en avais stocké plusieurs aux toilettes où j’aimais m’enfermer, mes préférés, les contes slaves et ceux de la Grèce antique. Vaillance et ruse. Du courage en papier. Les romans avaient par la suite remplacé les contes, des êtres humains les créatures, Fadette, Jane Eyre, Scarlett O’Hara, Catherine Earnshaw… Les mêmes épreuves, transposées autrement.

Dans les cahiers orange, j’avais lu ce genre de ferveur, augmentée. Puisque ça s’est passé. Les faits surtout me frappaient, que ce soit réel. Combats, exil, Pyrénées. S’il n’y avait eu cette langue. L’expérience de vie d’Adeline était desservie par sa non-maîtrise du français, m’avouais-je à contre-cœur. Ce qu’elle avait à dire, elle n’en avait pas les moyens. Au-delà des événements exposés ou des paroles retranscrites, sa langue perdait son souffle, recourait aux clichés. Pour « faire français » ? Ses maladresses m’atteignaient, même si à l’époque je ne comprenais pas où. Certains passages me désolaient, en particulier ceux où Paco, le confident retrouvé, s’enflammait sur les bancs du parc :

Il me prend des cheveux qu’il fait venir en arrière. Caresse qui provoque un spasme doux et subtile. Le cœur, le sang s’agitent. Insondable mutation loin de toute sagesse. Heureusement nous sommes au parc. Les gents passent. Tant mieux. Alibi de ma part ? Que crains-je ? C’est d’être sage ou courageux d’éviter ses lèvres ? Est-ce que notre cœur, comme la terre ne peut pas faire fleurir des fleurs inespérées, de sa sève neuve ?

Depuis mes dix-sept ans, je jugeais ridicules ces scènes de baiser suspendu ou de murmures enflammés. Pourquoi s’était-elle sentie obligée de les raconter ? Leur sentimentalisme jurait avec le reste, composé d’analyses politiques, de tableaux historiques et de témoignages. Boursouflure. Je ne pouvais rectifier le tir. Comment « arranger » des caresses frissonnantes et des soupirs de regrets ? J’aurais bien censuré ces passages, que l’amoureuse ne fasse pas d’ombre à l’activiste. Je n’avais pas osé. Les émotions du cœur sont plus difficiles à saisir que les idées révolutionnaires ­— ce constat, je n’étais pas en mesure de le dresser.

Ce n’était pourtant pas ce qui m’avait fait renoncer. Tandis que je corrigeais les barbarismes ou tentais d’atténuer le lyrisme, une autre constatation, plus déroutante, avait frappé ma démarche de nullité : le sens que j’avais voulu restaurer, à lui seul, disait moins que la langue.
Les mémoires d’Adeline étaient un témoignage sur la Guerre d’Espagne, sur le rôle que les femmes y avaient joué, sur la vie des réfugiés venus en masse à Toulouse, sur le français que les plus obstinés d’entre eux parlaient, voire écrivaient. Elles étaient des archives privées. Leur langue était défaillante mais authentique. Ces mémoires auraient pu illustrer des travaux universitaires en histoire, linguistique ou études hispaniques. Pas en littérature. Ce n’était pas de la littérature, même si c’était là que je la cherchais, dans cette langue forcée par la réflexion ­— là que ça blessait.

D’avoir travaillé dans les usines et a la terre me donne toujours une force de conviction inaltérable : Je ne serait jamais d’accord avec la suprématie qu’ils veulent se donner les intel-lectuels. Qu’ils essayent les travaux des mines, de la terre, des usines et ateliers ! Qu’ils sachent que tant que eux font travailler les « meninges » - ce que ce n’est pas le cas pour tous les « étudiants » - les travailleurs suent feu et sang pour leur apporter leur necessaire sur un plateau.

Ce passage du 20 août 1971, véritable lever de bannière, par lequel une convalescente d’âge mûr, conscience de classe chevillée au corps, exprime son mépris de s’être toujours sentie méprisée, je n’en assumais pas la langue. Et quelque trente ans plus tard, mon propre mépris résonnait dans le silence pieux de la Sorbonne, chaque fois que j’assistais à des colloques en littérature. « Si seulement ta grand-mère te voyait… », avait-dit ma mère. Justement, je ne pouvais m’empêcher d’imaginer son regard. Son héritage, à force de le taire, me pesait.

L’été de mes dix-sept, celui de la chasse aux fautes et aux catalanismes, quelque chose déjà avait résisté. Le portrait d’une exilée revivant sans fin sa guerre d’Espagne. La Catalogne, « réalité nationale ». Une femme, un territoire. Des odeurs d’orange et de pin, la poussière de la terre sous le soleil brûlant. Des grondements de foule. Un drapeau dont le rouge, disait la légende, provenait du sang du Comte de Barcelone. Dans la salle à manger de mes grands-parents, ce drapeau était peint sur un tableau et petite, je me demandais si c'était vraiment du sang séché. Ni pays ni province, la Catalogne m'avait toujours semblé une abstraction. Or, durant ma retranscription, ses couleurs d’origine revenaient. Des paysages. L’autre côté des Pyrénées. Ma version ne pouvait en effacer ni les lieux, ni les noms.

XERTA, village pauvre de la province de Tarragone. Une fabrique de turróns. Les gens vivant de leur jardin et des récoltes d’olives, à la merci des changements de climat. La pêche, quelques semaines par an.

L’école ? Est-ce qu’une fille en avait besoin ? C’était déjà un luxe pour un garçon. Quelques familles pauvres arrivaient avec tous les efforts possibles et imaginables à envoyé les fils après le ramassage des olives. Et quelle gloire et ostentation s’ils en sortaient avec de l’instruction qui se résumait a savoir lire et écrire. Savoir les quatre opérations c’était déjà un prodige. Diviser par deux chiffres une apoteose. […] Ma mère des qu’elle arriva a la hauteur de l’évier elle était en mesure d’avoir accès au titre de bonne a tout faire. C’était un honneur d’être embochée chez un notaire a la maison duquel sa sœur Carmen y rendait les services de cuisinière, de lingère et de repasseuse. C’était une bonne de catégorie. Ma mère c’était les gros travaux. Agenouillée par terre, et je te frotte les briques rouges avec de l’eau chloridrique […]

RUBÍ, situé à une vingtaine de kilomètres de Barcelone. L’industrie textile a fait prendre au village un essor considérable. La famille Martí y débarque un matin, au début des années 20, avec malles, paquets et matelas ficelés. Rubí possède une école moderne disposant d’un vaste hall, de salles de musique, d’un parc immense et, luxe inouï pour l’époque, du chauffage central. C’était inconnu pour nous, nous en pleurions le plaisir en arrivant a nos maisons pleines de courant d’air où avec nos cheminées et nos braseros nous nous broulions devant et gelions par derrière. Gratuit, cet établissement est une aubaine pour les enfants d’ouvriers même s’ils usent leur seul uniforme jusqu’à la corde et ne peuvent, contrairement aux fils de riches ou de commerçants, apporter de cadeaux aux maîtres. On les en sort aussi plus tôt, à douze ou treize ans, pour aller travailler à l’usine, bien que ce soit interdit et qu’à chaque visite de l’inspecteur, il faille cacher les plus jeunes derrière les piles de coton. C’est à Rubí qu’à treize ans, Grand-mère assiste à l’avènement de la République catalane, proclamée par FRANCESC MACIÀ une heure avant l’annonce de la République espagnole :

CATALANS, INTERPRETANT EL SENTIMENT I ELS ANHELS DEL POBLE QUE ENS ACABA DE DONAR EL SEU SUFRAGI, PROCLAMO LA REPÚBLICA CATALANA COM ESTAT INTEGRANT DE LA FEDERACIÓ IBÈRICA […]

Les gens se passent les mots, s’appellent dans les cours. Se changent en vitesse leurs habits. Se mettent propres et sortent dans la rue. Une consigne, se trouver tous à la place de la Mairie. C’est comme des torrents. Des gens qui débouchent par les ruelles, par les rues, gagnent la grande avenue. C’est une fourmilière qui rempli cette place, les yeux tous leves vers le balcon de « l’Alcadia » […] La République, c’était la porte ouverte aux transformations, le droit du peuple a la parole et aux décisions. Ces mots nous produisaient un impact inefacable. Nous donnaient une valeur, un droit a la participation de nos droits et de nos devoirs. On sentait que quelcom de sublime se passait. Dans ce cri unanime de Vive la République fermentait un grand espoir collectif, prometeur. C’était impressionnant, magnanime, incomparable. Les levres tremblaient.

[...]

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