Notes

L'armée des Cheyennes

     

 

      L’ARMÉE DES CHEYENNES

     On dit que la mort crée des mouvements internes plus ou moins perceptibles, semblables à ceux des plaques tectoniques de la lithosphère. On ne peut prévoir leur amplitude ni leur durée. C’est aussi la raison pour laquelle certains rites funéraires s’accompagnent de pleureuses censées porter le chagrin. Sanglots ? Rires ? Accès de folie ? On ne sait jamais comment l’endeuillé(e) réagira. Là où l’humain pourrait se perdre, la communauté ritualise et contient. J’avais longtemps imaginé que la douleur absolue associée à l’idée de perdre ma mère signifierait le passage à l’âge adulte. Ce fut l’inverse. Aucun mouvement ne me poussait plus vers l’avant. Tout s’est arrêté. Ayant dépassé la trentaine, j’avais des diplômes, trois enfants, mais plus de mère. C’était comme si je n’avais rien.

     Sa mort a tout balayé, la vie a dû prendre sa place dans le rang et attendre. Son cours a déraillé. Ce que je pressentais depuis des mois a eu lieu en quelques jours : il n’a plus été question ni de Sorbonne ni de thèse et mon conjoint s’est vu montrer la porte. Les livres de ma mère ont remplacé les manuels de biotechnologie sur les étagères. Dans l’armoire, ses affaires (photos, papiers, cahiers) ont chassé les vêtements masculins. J’y ai aussi déposé l'urne en étain qui contenait ses cendres. L’employé du crématorium avait bien parlé d’une parcelle de terrain que nous pourrions acheter, ma sœur et moi, dans un cimetière parisien, pour vos morts, avait-il dit, nous enjoignant implicitement de nous inclure aussi dans les morts à venir. Il suffirait de l’inaugurer par, il s’était raclé la gorge, les cendres de votre mère. Mais, concernant l’emplacement, Paris ne nous convainquait pas. Ma mère y avait vécu quelques années pour se rapprocher de nous, louant des petites surfaces dans différents arrondissements parisiens puis à Ivry, près de ma sœur. À part ses petits-enfants et nous, rien ne l’attachait à Paris. En revanche, elle avait longtemps évoqué l’idée d’avoir pour dernière demeure la Catalogne. Ses parents y étaient nés, elle-même y retournait dès qu’elle le pouvait. Enfants, nous y avions passé nos étés non loin de Barcelone, à Terrassa, ville de proche banlieue où vivaient encore quelques grands-oncles et grand-tantes très âgés. La dispersion de ses cendres en haut de la colline de Montjuïc qui domine le vieux port de Barcelone revêtait pour ma mère, tant que sa mort était demeurée une abstraction, un charme certain. Mais à dater de sa maladie, elle n’en avait plus parlé et n’avait finalement laissé aucune directive posthume. Après son décès, il ne fut plus question de Montjuïc ni même de dispersion. En même temps qu’elle, le lien à la Catalogne disparaissait : il était en effet exclu, vu la distance depuis Paris, pour ma sœur comme pour moi, de pouvoir nous y recueillir fréquemment. Aussi sa mort nous transmettait-elle l’expérience du retour impossible, une part de l’héritage familial maternel, celui engendré par l’exil. 
     En attendant de prendre une décision, je gardai chez moi l’urne en étain.

     On dit qu’un deuil dure deux ans, en moyenne. Deuil est un mot. J’en avais une perception confuse. C’est un processus, me disait-on, comme la digestion. Je me revoyais alors écolière devant mon cahier de sciences naturelles, durant la leçon d’anatomie : le maître nous ayant demandé de dessiner le parcours des aliments à l’intérieur du corps humain, j’avais tracé entre la bouche et l’anus un cylindre vertical, ignorant les méandres par lesquels la matière se métamorphose parmi les flatulences avant d’être broyée puis finalement recomposée.

     Mon deuil a duré des années, et j’ai perçu longtemps la présence réelle de ma mère, que j’étais terrifiée de perdre, dans les plus insignifiants détails du monde sensible  — une odeur, un lieu dans Paris, une joie, un cadeau qu’elle m’avait fait, mes enfants, qu’elle ne verrait plus — tout me ramenait à elle, comme si l’intensité de ma tristesse, par la loyauté que la douleur instaure, pouvait conjurer l’oubli. Ma mère était partout. Il m'était d’ailleurs difficile de quitter la chambre où, comme si je la déterrais un peu chaque fois, je triais ses photos, relisais ses cahiers, rassemblais les notes prises durant sa maladie. Ces archives convergeaient parfaitement avec sa présence invisible que l’ordinateur pouvait matérialiser : je voulais plus que jamais consigner le passé dans la mémoire vive de la machine, dépositaire désormais de trois générations — mes propres archives que depuis longtemps j'essayais d’assimiler, celles de ma mère dont je n'avais rien voulu jeter et celles de ma grand-mère, bien que rares plus anciennes encore, que ma mère de son vivant avait conservées. Passé révolu et passé récent s’entremêlaient sans que je ne parvienne à absorber ni l’un ni l’autre. Les strates étaient là, bien palpables. L’obsession des traces avait repris de plus belle, répondant à une nécessité impérieuse dont je comprenais enfin qu’elle devait tempérer surtout ma propre peur de mourir. « Quand j’aurai tout archivé » était devenu le nouveau jalon. La vie recommencerait après, à cette condition. La chambre était devenu l'espace du deuil et l'ordinateur l'espace du dedans. Je pouvais y descendre, en remonter, comme ça, sans arrêt. Quitter la chambre, c’était lâcher la main des morts. Et qu’ils aient disparu.

*

     Mon navire alors prenait l’eau.

   Je restais souvent dans ma chambre et ma fille de quatorze ans dans la sienne, qui refusait d’aller au collège. Plus je sombrais dans l’obsession des souvenirs, plus Anna à l’inverse me ramenait au présent par des actes préoccupants : alors qu’elle quittait l’appartement le matin, yeux bleus noircis de mascara épais, jeans déchirés, piercing trouant sa langue, affichant l’invention d’elle-même que nous faisons tous, plus ou moins violemment, à l’adolescence, je recevais les appels de la vie scolaire me signalant ses absences. Où était-elle ? Que faisait-elle tout le jour ? Entre nous la communication s’engageait par intermittences, sur un mode presque uniquement conflictuel. Dans sa chambre, elle avait brûlé à la cigarette la moquette murale bleu ciel et dépunaisé les photos rappelant notre passé commun : vacances, veillées de Noël, anniversaires. Au fond de son placard, sous ses chaussons de danse classique devenus trop petits, elle avait empilé ses livres d’enfant. Rideaux continuellement tirés, sa chambre était plongée dans la pénombre ou la lumière électrique.

     Un an, deux ans, trois ans.

    Mon dernier fils en revanche s’accrochait à moi. Assis sur mes genoux la plupart du temps, il ne se lassait ni de mes anecdotes ni des photos : devant les clichés numériques de ses premiers mois par exemple, son attendrissement pour lui-même ne tarissait pas, comme s’il pouvait revivre instantanément chacune des émotions, encore fraiches dans sa mémoire, que les photos avaient figées. Là où se souvenir signifiait à mes yeux conserver pour enfouir, le passé lui était source de joie, d’émerveillement. Il voulait voir. Toucher. Et réclamait d’obtenir, à l’égal de son frère et de sa sœur (nés avant que je n'acquière mon premier ordinateur) un « vrai » album de naissance, c’est-à-dire un objet. Je promettais de lui en constituer un, bientôt. Je ferais la démarche inverse, je rematérialiserais : sur les centaines de photos de sa première année, j'en sélectionnerais une trentaine, pas davantage, et les ferais imprimer, que les trois enfants soient traités avec égalité, qu'ils aient d'eux à peu près le même quota de photographies papier afin d'éviter, lorsqu'ils seraient adultes, tout sentiment d’injustice.

     En attendant, je restais dans cet entre-deux où la nécessité d’oublier n’a d’égale que l’impossibilité d’y parvenir, sorte d’état latent que je refusais de devoir constituer, désormais, ma nouvelle façon d’être au monde. Cette résistance à accepter qu'une modification profonde ait pu avoir lieu depuis le décès dissimulait la modification elle-même, comme l’objet perdu qui se situe en réalité sous nos yeux mais qu’on ne voit pas, puisqu’il devrait être ailleurs — ce que l’on cherche et le fait de continuer à chercher se trouvant alors réunis.

     Réussissais-je à enfouir ? Non. Les souvenirs jaillissaient continuellement du chagrin éventré pour finalement se greffer les uns sur les autres et flotter à vue, indénombrables.

*

     Quelques jours avant le cambriolage, j'en étais encore à regarder le chantier, bras ballants, ne sachant comment l'achever. Boîtes de photos, de cartes postales, dessins d’enfants, livres en catalan datant des années 60, introuvables donc impossibles à jeter. La situation dans laquelle je m'étais mise délibérément me rappelait ces rêves où l'on répète la même action sans fin, mû par l'espoir, toujours déçu, qu'elle aboutira. Ainsi dans l'enfance, l’imaginaire empreint de westerns hollywoodiens (chaque mardi soir, sur la troisième chaîne), je faisais souvent le même étrange rêve statique : au milieu du désert, en proie à la panique, ligotée autour d'un poteau de bois, j’assistais impuissante à l’arrivée d’une cohorte de Cheyennes fous furieux fondant sur moi, visages striés de noir, machettes brandies. Mon rêve consistait en une longue tentative, continuellement près de réussir, de torsion des poignets pour les libérer de la corde qui les enserrait. L'excitation d'y parvenir et la peur d'être scalpée la minute d'après en formaient la trame essentielle. Il ne se passait rien, juste ça: je tordais mes poignets, les Indiens arrivaient. Rien de plus. Je m'extirpais cependant du sommeil angoissée et fourbue, comme si j’avais affronté à moi seule l'armée des Cheyennes. Depuis le décès de ma mère, je vivais ainsi la conscience altérée, comme au lendemain des rêves de western, psychiquement courbaturée. Presque quatre années s'étaient écoulées et je n'étais venue à bout ni des papiers ni des photos. L'ordinateur surchargé ramait à chaque allumage. Il m'arrivait de souhaiter que tout cela disparaisse, la mémoire, le passé des autres et le mien, sortir de la glace du deuil où la conscience de la mort donne à chaque souvenir des arêtes tranchantes. La terre devait cesser de trembler, l’horizon revenir sans menace, dégagé. À cette perspective, je ressentais des picotements dans le corps, le long de la colonne vertébrale et aux extrémités, une acuité regagnée dont la perception  m’enchantait. Quelque chose devait changer. Mais je n'envisageais jamais longtemps de renoncer à ma tâche, y songeant seulement en secret comme à une offense qu’on brûle brièvement de commettre.

*

     À l’annonce du cambriolage, mon fils a pleuré de savoir ses photos de naissance définitivement disparues. Son album ne serait plus reconduit sur la liste perpétuelle de choses à faire, seuls demeuraient ce qui avait été remisé et ce que la mémoire avait fixé sans support, en dehors des fichiers informatiques, là où manquaient les images et les mots. L’essentiel ? Il faudrait que je parvienne à lui expliquer. Tandis que nous observions tous deux l’espace laissé vide par l’ordinateur dérobé, j’ai décidé de reprendre en mains mon histoire.
— Pourquoi tu fais une drôle de tête ? a-t-il demandé.
Mon deuil était en train de prendre fin.
— Pour rien.

 

 

 

 

Son âge de grâce

Texte lu à l'occasion d'une matinée « Plateaux » à la médiathèque de Romainville. Un grand merci à Eloïse Guénéguès, à l'association Bibliothèques en Seine Saint-Denis et à Arno Bertina.


 

Il y a eu des époques sans théâtre, des époques sans cinéma ou sans piscine, mais jamais d’époque sans bibliothèque, rare lieu public fréquenté sans discontinuité, quelles que soient les villes ou la taille des villes que j’ai pu habiter.
Dans l’enfance d’abord en Auvergne, celle du Mayet-de-Montagne, une pièce étroite, sombre, à la moquette poussiéreuse, du moins figée comme telle dans mon souvenir, à l’image du plein hiver de montagne bourbonnaise, rude et silencieux.
Puis celle de Vichy, la médiathèque Valéry Larbaud, un bâtiment de plusieurs étages avec un renne ailé sur la façade et des palmiers en pot à l’entrée. Assise dans un fauteuil recouvert de skaï orange, j’y ai d’abord lu des Thorgal, puis écouté en boucle les vinyles de David Bowie avant de découvrir, sans transition, ceux de Léo Ferré.
À Toulouse, ce sera la bibliothèque de la rue du Périgord, dite bibliothèque d’étude et du patrimoine. Conçue par l’architecte Montauriol comme, je cite, « un palais rêvé des livres et des travailleurs », sa gigantesque salle de lecture, plus de mille mètres carrés baignés de lumière naturelle sous une coupole en rosace à quatorze mètres de plafond, a abrité mes premières prises de notes, consignées dans des cahiers avec tout le sérieux de mes dix-sept ans quand, partagée entre le saisissement du monde et mon impuissance à justement le saisir, je préférais rester assise des heures en bibliothèque plutôt qu’aller dehors, appelant inspiration ce qui était en fait du recueillement. J’aimais particulièrement m’y rendre en nocturne pour accompagner mes lectures des paysages de nuit aperçus par les hautes fenêtres Art déco sur lesquelles étaient peintes au sulfate de cuivre des couronnes de lauriers. Les gens bougeaient autour de moi mais nous ne nous voyions pas, tous dans nos livres, comme des êtres qui dorment et bougent en dormant.

Dans cette salle d’étude comme dans toutes les bibliothèques que j’ai fréquentées depuis, l’espace et le temps y ont une qualité particulière, celle de pouvoir s’estomper. On y perd ses repères spatio-temporels. Plutôt, on n’en a plus besoin. Et plus facilement qu’ailleurs, sans doute parce que cette qualité guide la conception même du lieu, j’y fais chaque fois l’expérience de la dépossession, remplaçant ma volonté et mon imaginaire par ceux de tel ou tel auteur, m’appropriant certaines de leurs pensées, certains de leurs actes, voire certains paysages dont je ne doute plus ensuite les avoir vus pour de vrai.

Ma mère a été bibliothécaire sept ans. Ce fut son dernier métier.

Mise à la retraite de l’éducation nationale de façon prématurée, elle soignait une dépression dans un centre médical des Pyrénées quand on lui a parlé d’un poste vacant de bibliothécaire à mi-temps. C’était un travail bénévole, en contrepartie duquel elle recevrait, selon un arrangement plus ou moins officiel, un chalet d’habitation. Eau et chauffage compris.
Elle qui avait sombré longtemps dans la perte du goût de vivre a vu une part de ses problèmes se régler, trouvant dans le même temps un but à ses journées, un cadre professionnel, un lieu de vie et une gratification.
Ces sept années m’ont toujours semblé avoir été son âge de grâce. Était-ce d’être passée du statut de malade à celui de personnel soignant ? Était-ce d’être portée par les livres ? Je ne l’avais jamais vue aussi heureusement accaparée, même si elle râlait de constater que les romans de Danielle Steel et autres Barbara Cartland partaient toujours les premiers, que son budget d’achat de nouveautés avait été amputé au profit de l’atelier mosaïque ou que les revues une fois de plus n’avaient pas été rangées correctement dans le présentoir.
Peut-être ma perception est-elle fausse et qu’elle n’a pas été ici plus heureuse qu’ailleurs, et que l’état de grâce que j’associe à cette époque correspond en réalité à un angle différent de notre relation puisqu’à l’occasion de ses sept années en bibliothèque, j’ai pu souvent lui rendre visite et la voir alors au travail : j’ai vu ses gestes habiles, précis, quand elle couvrait et réparait les livres — ce qu’elle adorait faire, son goût de l’organisation rationnelle et systématique. J’ai vu des lecteurs impatients de la voir ouvrir la porte de la bibliothèque. Je l’ai vue pousser son chariot dans les couloirs du centre pour faire le tour des malades alités. Et que cette personne nécessaire, forte, bien différente de la femme inquiète toujours entravée dans ses désirs que je lui reprochais d’être, était aussi ma mère.

J’ai regretté qu’elle quitte son poste dans les Pyrénées pour venir vivre à Paris. J’ai regretté qu’elle reprenne sa quête et fasse à nouveau l’expérience du vide, à l’extérieur comme à l’intérieur de son deux pièces parisien.

J’ai sans doute inventé ce mythe de la bibliothèque pour être sûre qu’elle avait été heureuse quelque part et parce qu’il m’est facile depuis de nourrir cette certitude par des rituels — la fréquentation des bibliothèques de mon quartier ou celle de la BPI avec ses nocturnes et son gigantisme, aussi ouverte à tous que pouvait l’être à Toulouse la salle de la rue du Périgord : SDF affalés devant les télés du monde, étudiants qui parlent trop fort, fous, chercheurs occasionnels et ceux que rebutent, comme moi, les salles enterrées de la BNF — nous tous, rassemblés par un même besoin de communion. Et parmi ces rituels, il y a depuis vingt ans celui du mauvais café de la BPI bu dans le coin cafétéria, face au ciel, avant de rejoindre mon siège et mes livres pour là, me défaire de toute fixation identitaire, être un esprit en balade parmi d’autres esprits en balade, d’autres discours que j’entends sans en entendre les voix, sorte de polyphonie de paroles muettes qui n’est pas la présence du monde, mais un moyen de l’écouter tout en lui échappant.


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Les soins de confort (2012)

Tu dis que le jeu de jambes, au tennis, est ce qui permet à l'un des joueurs d'être pile au bon endroit, là où quelque chose est possible.
Une partie de terrain s'ouvre, ça crée du vide, ce vide gagne la partie du terrain couverte par l'adversaire.
L’adversaire est en retard.
Le jeu de jambes ne compense pas toujours le tremblement de tout le haut du corps.
Nous parlons du corps asymétrique de Nureïev.
Nous parlons de nudité.
Nous serons sans doute tremblants toi et moi.
Nous parlons des pieds nus d'Isadora Duncan.
Je te dis que pour déplacer un objet extrêmement lourd (armoire, rocher), on met sa force dans les jambes. Le haut du corps n'a pas une importance capitale. Sans appui solide sous la surface du corps, sans inclinaison suffisante, on va vite s'épuiser.
En mécanique céleste, l'inclinaison est l'élément d'un corps en orbite autour d'un autre.
J'ai regardé dans Wikipédia : inclinaison, inclination, je confonds.
C'est comme au théâtre, finalement. Si on ne fait pas descendre le texte dans le corps, on ne peut pas jouer juste : les mots restent bloqués au niveau cérébral, le flux se tarit ou déborde, pallié par du gestuel, on se trompe de cible, on envoie le sens n’importe comment. La sensibilité se travaille — en cours d'art dramatique, on pratique des exercices quotidiens.

Plus j'écris, plus je dois vérifier les définitions.
Plus je corrige, plus les mots sont suspects, coquille, faute, usage impropre, tournure bancale, maladresse d'expression, contresens, certaines erreurs restent à jamais potentielles, je ne vérifie pas tout.
Je pèse chaque terme, j'ai peur du lyrisme, j'ai peur de m'exhiber, mièvrerie, impudeur, les pieds à des endroits précis, seulement les pieds, les mains, pour les voir du vernis vert sapin.

Cette histoire de flux, ça me fait penser à la mort de ma mère qui voulait qu'on l'aide à mourir.
On lui injecte un produit anesthésiant, pas trop, l'euthanasie mais en douce, et on contrôle la poche d'urine, le tarissement du flux indiquera l'imminence de la fin.
Le produit anesthésiant s'appelle hypnovel. Hydromel. Dans ma tête : ma mère part à coup d'hydromel et de soins de confort.
Les soins de confort sont la toilette et le massage du corps, l'humidification des lèvres, l'observation du visage en quête de crispation.
Ma mère abusait toujours d'hydromel après la journée de classe, les courses, la préparation du repas, le rangement de la cuisine, la correction des copies. Des stylos rouges traînaient.
Elle aimait boire deux trois verres d'hydromel sans parvenir jamais jusqu'à l'euphorie, juste apaiser les angoisses comme faisaient les Anciens.
Ma mère n'était pas une walkyrie, l'hydromel, les dieux attendraient, elle le gardait pour ses propres festins.

Les semaines avant sa mort, il fut question d'au-delà et de convergence des témoignages de personnes endeuillées avec fantôme. Une amie m'envoya chez sa cousine fasciathérapeuthe. Violaine, ses mains sur moi, assouplit mes tissus, les femmes savent le faire, et le liquide des flux.

Faute de soins de confort, les pieds commencent à rougir. Ma mère fut transportée dans un centre palliatif du XVe arrondissement, la maison Jeanne Garnier. Dans le flux continu, incontrôlable, sans digue pour le retenir, j'entendais en boucle Garnier, prends soin de toi, parodié par ma fille et ses amies.

Ma sœur dit : Si tu écris trop, tu ne travailles plus le style.
Je soupèse les mots. Je vérifie leur définition.

Tu réponds : Les systèmes d'opposition ont une logique de mort.

My loving lord, Dumaine is mortified :
The grosser manner of these's world's delight
He throws upon the gross world's baser slaves :

Le texte dramatique crée des effets de surprise, des saisissements, la phrase prismatique, quand bien même incomplète, déploie ses éclats, Shakespeare n'est pas engoncé, une phrase française incomplète, je n'en comprends pas le sens, Shakespeare écrit dans l'instant, et tu ne dois pas attendre le point. 

Mais viendra le jour où le théâtre n'aura plus de pièces à représenter.

Pour qui devrions-nous compatir ? Marie ou le capitaine ?

Au fait, si j’étais venue t'attendre, Gare de Lyon, en quête du geste que le maître accompagne d'une caresse, je me serais vue te tendre le cou.

Ces flux qu'on laisse ouverts, ce sont des vannes qui n'ont d'intérêt que pour moi, ils coulent, parfois je suis obligée de ne rien faire d'autre que de rester allongée à les sentir couler, comme lorsqu'on est amoureux.
Au-delà du plan cul, ça me fait un bien fou de pouvoir te parler.

Tu ne voudras jamais couper aux ciseaux mes poils pubiens ? Tu ne m’enjoindras pas de muscler mon cou pour un peu mieux te sucer ? Tu ne me feras pas lire les Evangiles les soirs où je ne suis pas calme ? Tu ne changeras pas de numéro de téléphone ?

Tu dis qu'il faut en finir avec les vieux modèles, la tragédie tout ça, tout le monde se jette dessus, il n'en reste que des miettes rances qu'on enrobe de sucre glace et de frangipane et qu'on vend, mous, écœurants comme les croissants aux amandes.
Bref, moins de grandiloquence.
Et que je devrais plutôt me coucher, le ciel blanchit rue Truffaut.

Les soins de confort sont la toilette et le massage du corps, l'humidification des lèvres, l'observation du visage en quête de crispation.
Avant le langage, l'exercice du langage.
Dire les choses avec sujet, verbe, complément, c'est dire des choses, écrire, ce n'est pas dire des choses, sujet + verbe + complément, c'est la phrase la mieux structurée.
Quand tu viendras lundi, ne va pas sous l’horloge, il y a des travaux, attends-moi à l’entrée.

Paru sur D'ici là N°8 (octobre 2012)

Des Inuits aux Batignolles (notes)

Récemment, la revue La Moitié du Fourbi nous a donné l’occasion de commencer un projet autour du quartier des Batignolles, à Paris. J’y vis depuis 1998. Anne a vécu à sa périphérie, avenue de Clichy, de 2005 à 2009.

J’avais envie de questionner ce lieu justement parce que je ne le questionne pas alors qu’il constitue, pour mes enfants qui y sont nés et moi-même, un paysage quotidien.
J’ai du mal à accepter que les Batignolles soient mon territoire, sans doute parce que je ne les ai pas choisies. Ce n’est pas un lieu électif. J’y suis arrivée par hasard. J'éprouve souvent un peu de honte à dire que j'habite un quartier si bourgeois, une honte inverse à celle peut-être ressentie par la génération de mes grands-parents paternels et maternels, lesquels ont toujours connu une certaine gêne matérielle, en plein coeur d'un petit village du Gers pour les uns, dans un quartier populaire excentré de Toulouse pour les autres. L'affichage de ces origines familiales, je me le reproche aussitôt, craignant d'entériner une sociologie qui penserait trop vite par classes avec, dans un sens comme dans l'autre, le même mépris. Par exemple, mon père nourrit pour la bourgeoisie urbaine une aversion sans nuances qui serait toute politique. Vivre à Paris, d'autant plus aux Batignolles, s'apparente à une trahison. Mon alibi (je ne quitte pas mon appartement car son loyer est très bon marché) cache autre chose : je n'ai pas trouvé le lieu pour lequel partir d'ici, ce qui est aussi l’aveu d’un attachement, une forme d’amour finalement qui, comme souvent les amours contrariées, s'avoue à contrecoeur.

Pour pouvoir commencer à photographier, Anne m'a posé des questions : quel est exactement le périmètre que j’arpente ? Quels lieux publics je fréquente ? Quelles sensations me dominent alors ? À partir d’où est-ce que je me considère comme « en dehors » ?
En dehors, c'est où ?
J'ai moi-même tracé des lignes imaginaires, sans le réaliser, au-delà desquelles je ne suis plus dans les Batignolles mais à Paris. J'ai rétréci l'espace. Mes Batignolles sont plus petites que Les Batignolles, quartier administratif parisien défini comme étant le 67ème de la capitale et faisant partie du 17ème arrondissement, dit « des Batignolles-Monceaux ». J'en ai réduit les contours et quelques rues seulement les quadrillent : rue Cardinet, rue des Batignolles, rue des dames et avenue de Clichy. La sensation d'enfermement que j'associe souvent à mon quartier, c'est moi qui l'ai créée. Certaines circonstances l'expliquent en partie — la routine avec les enfants où le moindre trajet en métro ou bus s'apparente à une expédition, le manque d'argent, le Paris d'au-delà mes frontières avec sa beauté froide, trop impressionnant, comme si nous n'avions pas mérité d'y vivre et devions nous replier quelque part. Longtemps, je n'ai pas aimé Paris. Je ne l'avais jamais rêvé et m'attachais obstinément à une autre appartenance, un autre territoire (les régions françaises habitées durant l'enfance et l'adolescence) pour me défendre de quelque chose que je ne savais pas définir. Le ressentiment empêche de regarder.

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@ Anne Collongues

Quand Anne m'a montré sa première série, j'ai ressenti un trouble. Ses photographies m'apparaissaient comme des miroirs anticipateurs, elles se situaient en amont de mon expérience, il fallait que j'arrive jusqu'à elles, que je comprenne ce qu'elles disent que je ne dis pas encore, exactement comme le fait l'écriture, pareille au lapin blanc d'Alice, qui nous précède. [...]

L'idée de Catalogne (extrait)

À dix-sept ans, je suis tombée sur les mémoires de ma grand-mère maternelle, consignées dans deux cahiers épais à spirales, orange vif, intitulés « C’était le mois d’août 1971 ».

À partir de bribes glanées au hasard des conversations, j’avais formé une biographie partielle dans ma tête, centrée sur sa jeunesse, guerre d’Espagne en toile de fond. Adeline Martí. Née en 1918 en Catalogne. Ouvrière depuis ses treize ans dans une usine de textile. Formée à l’anarcho-syndicalisme. Membre des jeunesses libertaires. Militant pour l’amélioration des conditions de vie et d’instruction.
Comme tant d’autres, Adeline avait cru au renouveau que promettaient l’avènement de la République espagnole de 1931 et, quelques heures auparavant, l’annonce d’une République catalane. En 1932, 99% des électeurs avaient approuvé son statut d’autonomie.
En juillet 1936, après le coup d’état des généraux, elle s’était précipitée dans les bureaux de la CNT (Confederación Nacional del Trabajo). À dix-huit ans, elle avait rejoint les rangs des miliciennes pour combattre la répression franquiste. Que l’Espagne ne replonge pas dans l’obscurité.
Sa mythologie guerrière s’arrêtait là.
Je ne connaissais pas la suite, ni la teneur des combats ni les circonstances durant lesquelles, en 1937, elle avait traversé les Pyrénées pour se réfugier en France. Je savais qu’elle y avait retrouvé mon grand-père, rencontré avant la guerre civile, exilé lui aussi, et qu’ils s’étaient mariés. En France, ils avaient d’abord habité dans les Landes, les Vosges puis finalement à Toulouse où les républicains espagnols, du moins des milliers d’entre eux, formaient une communauté.
Je me souviens du jour où ma mère nous a annoncé sa mort, à ma sœur et à moi. J’ai huit ans. Nous sommes assises au bord de mon lit. Ma mère nous a prises toutes les deux sur ses genoux et se met à nous serrer fort. Je n’ose pas lui dire que ses bras me font mal. J’ai encore en mémoire les franges du couvre-lit blanc que je regarde fixement pour faire diversion.
Après sa mort, j’ai souvent entendu : « Ta grand-mère, c’était quelqu’un. » Mon père en particulier nourrissait à son égard une vive admiration. « Sa vie a rencontré l’histoire », concluait-il chaque fois. Je ne comprenais pas bien le sens de cette phrase. À mes yeux, Adeline Martí était la vieille femme aux jambes enflées dont enfant, j’adorais le potage au tapioca.
Je savais qu’elle avait beaucoup écrit. Mon oncle garde encore chez lui ses romans et ses pièces de théâtre, écrits en catalan. Je ne vois plus mon oncle et j’ignore à quoi ressemblent ces manuscrits. De son côté, ma mère conservait ses mémoires. Grand-mère avait entrepris leur rédaction l’été 1971, à l’occasion d’un séjour au Blancat, une maison de repos des Pyrénées-Atlantiques située à la sortie de Pau. Depuis son opération à cœur ouvert quelques années plus tôt, l’une des premières pratiquées à Toulouse, elle y était régulièrement admise en cure. Grand-mère souffrait du cœur depuis l’enfance, ça, je le savais aussi. Et que pour calmer ce cœur qui s’affolait, elle avait l’habitude de lui parler.

À dix-sept ans, je découvre donc son récit, rédigé dans un français truffé de catalanismes. On y suit le présent d’une quinquagénaire hospitalisée qui fuit dans le calme de sa chambre la conversation des autres patientes, toutes portées sur la qualité des repas et la douleur du corps. « Dans ces établissements, on s’honore d’être plus malade que les autres », remarque-t-elle. Les après-midis, elle reçoit la visite de Paco, ami de jeunesse résidant près de Pau. Dans le parc arboré de la clinique, tous deux évoquent leur passé commun — la guerre et l’exil.
Après ma première lecture, craignant que les cahiers ne soient sinon lus par personne, je décide de retranscrire leur contenu à la main, au propre, qu’on puisse un jour le dactylographier. L’écriture fine de grand-mère, ornée de majuscules grandiloquentes en courbes et déliés, se déchiffre mal. La mienne au contraire doit pouvoir se lire aisément. Mettant une voile à mes l et une anse à mes p, je retrouve pour l’occasion le tracé précis des lettres qu’on nous enseigne au cours préparatoire. Tout à mon idée de restauration, je choisis aussi d’en corriger la langue. Que la transmission soit facile et la lecture — fluide. J’opte pour ce que je connais, un français standard. Il me fait l’effet comme si une montagne me tombait dessus devient « J’ai l’impression qu’une montagne me tombe dessus ». Certaines inventions résistent à mes efforts de standardisation :

Il faut connaître une usine de tissage. Le tonnerre de bruit que cela fait les machines avec le ZAS continu des courroies, le coup brusque du garrot qui pousse la navette, le CATROC-CATROC de l’arbre et le ZAP ZAP des peignes.

Cependant, la cohérence de l’ensemble me réjouit : alternant dialogues et narrations, passé et présent, le récit relève d’une composition romanesque rigoureuse. Ma grand-mère a beaucoup lu, ça se voit. La retranscription avance vite : plus de fautes d’orthographes, plus d’expressions bizarres ou incompréhensibles, de moins en moins de maladresses. Je me prends au jeu. Penchée sur mes corrections, mes effets de gommage, je crois donner un nouveau territoire à une mémoire qui n'est pas la mienne. J’ai le sentiment d’écrire moi aussi. Sans le savoir, je cartographie mon propre territoire. D’une pierre, deux coups.
J’arrête à la fin du premier cahier. 
Ma réécriture a perdu son sens, j’en perçois soudain la présomption. La matière est la même, j’en ai juste extrait le sel. Sa langue est plate, comme ce français de traduction qu’on trouve dans tant de livres « étrangers », même français normé, que leurs auteurs soient chilien, turc ou japonais, une langue mondialement commune.

Ma version standardisée (des heures de travail le temps d’un été), je n’ai jamais eu envie de la relire, ni alors ni après. Expurgée de ses catalanismes, manquant de montagnes, elle n’était que l’idée de la Catalogne, l’idée de la guerre d’Espagne, l’idée de ma grand-mère. Sans sa langue bancale — du français autodidacte pris de vitesse par le catalan —, elle n’était qu’un récit édifiant avec, en son centre, l’archétype de la fille pauvre et méritante comme il y a la fille bonne et bienveillante, la fille douce et bienfaisante, la fille tendre et maternelle, la fille brave et très vaillante, belle et endurante, endurante et très belle, et pauvre et méritante, et douce, et bienfaisante, et tendre, et maternelle. Grand-mère en héroïne. Semblable à celles, multiples, finalement identiques, des légendes et mythologies qui constituaient mes lectures favorites quand, enfant, je plongeais des heures durant dans la vingtaine de gros recueils Gründ aux illustrations bariolées appartenant à ma mère d’où surgissaient là un prince, là une enfant perdue, là un minotaure. Combien de fois m’avaient-elles consolée ou distraite, ces histoires ? Si mon humeur était sombre, si mon corps perdait son entrain, j’ouvrais l’un des recueils, couchée sur mon lit. J’en avais stocké plusieurs aux toilettes où j’aimais m’enfermer, mes préférés, les contes slaves et ceux de la Grèce antique. Vaillance et ruse. Du courage en papier. Les romans avaient par la suite remplacé les contes, des êtres humains les créatures, Fadette, Jane Eyre, Scarlett O’Hara, Catherine Earnshaw… Les mêmes épreuves, transposées autrement.

Dans les cahiers orange, j’avais lu ce genre de ferveur, augmentée. Puisque ça s’est passé. Les faits surtout me frappaient, que ce soit réel. Combats, exil, Pyrénées. S’il n’y avait eu cette langue. L’expérience de vie d’Adeline était desservie par sa non-maîtrise du français, m’avouais-je à contre-cœur. Ce qu’elle avait à dire, elle n’en avait pas les moyens. Au-delà des événements exposés ou des paroles retranscrites, sa langue perdait son souffle, recourait aux clichés. Pour « faire français » ? Ses maladresses m’atteignaient, même si à l’époque je ne comprenais pas où. Certains passages me désolaient, en particulier ceux où Paco, le confident retrouvé, s’enflammait sur les bancs du parc :

Il me prend des cheveux qu’il fait venir en arrière. Caresse qui provoque un spasme doux et subtile. Le cœur, le sang s’agitent. Insondable mutation loin de toute sagesse. Heureusement nous sommes au parc. Les gents passent. Tant mieux. Alibi de ma part ? Que crains-je ? C’est d’être sage ou courageux d’éviter ses lèvres ? Est-ce que notre cœur, comme la terre ne peut pas faire fleurir des fleurs inespérées, de sa sève neuve ?

Depuis mes dix-sept ans, je jugeais ridicules ces scènes de baiser suspendu ou de murmures enflammés. Pourquoi s’était-elle sentie obligée de les raconter ? Leur sentimentalisme jurait avec le reste, composé d’analyses politiques, de tableaux historiques et de témoignages. Boursouflure. Je ne pouvais rectifier le tir. Comment « arranger » des caresses frissonnantes et des soupirs de regrets ? J’aurais bien censuré ces passages, que l’amoureuse ne fasse pas d’ombre à l’activiste. Je n’avais pas osé. Les émotions du cœur sont plus difficiles à saisir que les idées révolutionnaires ­— ce constat, je n’étais pas en mesure de le dresser.

Ce n’était pourtant pas ce qui m’avait fait renoncer. Tandis que je corrigeais les barbarismes ou tentais d’atténuer le lyrisme, une autre constatation, plus déroutante, avait frappé ma démarche de nullité : le sens que j’avais voulu restaurer, à lui seul, disait moins que la langue.
Les mémoires d’Adeline étaient un témoignage sur la Guerre d’Espagne, sur le rôle que les femmes y avaient joué, sur la vie des réfugiés venus en masse à Toulouse, sur le français que les plus obstinés d’entre eux parlaient, voire écrivaient. Elles étaient des archives privées. Leur langue était défaillante mais authentique. Ces mémoires auraient pu illustrer des travaux universitaires en histoire, linguistique ou études hispaniques. Pas en littérature. Ce n’était pas de la littérature, même si c’était là que je la cherchais, dans cette langue forcée par la réflexion ­— là que ça blessait.

D’avoir travaillé dans les usines et a la terre me donne toujours une force de conviction inaltérable : Je ne serait jamais d’accord avec la suprématie qu’ils veulent se donner les intel-lectuels. Qu’ils essayent les travaux des mines, de la terre, des usines et ateliers ! Qu’ils sachent que tant que eux font travailler les « meninges » - ce que ce n’est pas le cas pour tous les « étudiants » - les travailleurs suent feu et sang pour leur apporter leur necessaire sur un plateau.

Ce passage du 20 août 1971, véritable lever de bannière, par lequel une convalescente d’âge mûr, conscience de classe chevillée au corps, exprime son mépris de s’être toujours sentie méprisée, je n’en assumais pas la langue. Et quelque trente ans plus tard, mon propre mépris résonnait dans le silence pieux de la Sorbonne, chaque fois que j’assistais à des colloques en littérature. « Si seulement ta grand-mère te voyait… », avait-dit ma mère. Justement, je ne pouvais m’empêcher d’imaginer son regard. Son héritage, à force de le taire, me pesait.

L’été de mes dix-sept, celui de la chasse aux fautes et aux catalanismes, quelque chose déjà avait résisté. Le portrait d’une exilée revivant sans fin sa guerre d’Espagne. La Catalogne, « réalité nationale ». Une femme, un territoire. Des odeurs d’orange et de pin, la poussière de la terre sous le soleil brûlant. Des grondements de foule. Un drapeau dont le rouge, disait la légende, provenait du sang du Comte de Barcelone. Dans la salle à manger de mes grands-parents, ce drapeau était peint sur un tableau et petite, je me demandais si c'était vraiment du sang séché. Ni pays ni province, la Catalogne m'avait toujours semblé une abstraction. Or, durant ma retranscription, ses couleurs d’origine revenaient. Des paysages. L’autre côté des Pyrénées. Ma version ne pouvait en effacer ni les lieux, ni les noms.

XERTA, village pauvre de la province de Tarragone. Une fabrique de turróns. Les gens vivant de leur jardin et des récoltes d’olives, à la merci des changements de climat. La pêche, quelques semaines par an.

L’école ? Est-ce qu’une fille en avait besoin ? C’était déjà un luxe pour un garçon. Quelques familles pauvres arrivaient avec tous les efforts possibles et imaginables à envoyé les fils après le ramassage des olives. Et quelle gloire et ostentation s’ils en sortaient avec de l’instruction qui se résumait a savoir lire et écrire. Savoir les quatre opérations c’était déjà un prodige. Diviser par deux chiffres une apoteose. […] Ma mère des qu’elle arriva a la hauteur de l’évier elle était en mesure d’avoir accès au titre de bonne a tout faire. C’était un honneur d’être embochée chez un notaire a la maison duquel sa sœur Carmen y rendait les services de cuisinière, de lingère et de repasseuse. C’était une bonne de catégorie. Ma mère c’était les gros travaux. Agenouillée par terre, et je te frotte les briques rouges avec de l’eau chloridrique […]

RUBÍ, situé à une vingtaine de kilomètres de Barcelone. L’industrie textile a fait prendre au village un essor considérable. La famille Martí y débarque un matin, au début des années 20, avec malles, paquets et matelas ficelés. Rubí possède une école moderne disposant d’un vaste hall, de salles de musique, d’un parc immense et, luxe inouï pour l’époque, du chauffage central. C’était inconnu pour nous, nous en pleurions le plaisir en arrivant a nos maisons pleines de courant d’air où avec nos cheminées et nos braseros nous nous broulions devant et gelions par derrière. Gratuit, cet établissement est une aubaine pour les enfants d’ouvriers même s’ils usent leur seul uniforme jusqu’à la corde et ne peuvent, contrairement aux fils de riches ou de commerçants, apporter de cadeaux aux maîtres. On les en sort aussi plus tôt, à douze ou treize ans, pour aller travailler à l’usine, bien que ce soit interdit et qu’à chaque visite de l’inspecteur, il faille cacher les plus jeunes derrière les piles de coton. C’est à Rubí qu’à treize ans, Grand-mère assiste à l’avènement de la République catalane, proclamée par FRANCESC MACIÀ une heure avant l’annonce de la République espagnole :

CATALANS, INTERPRETANT EL SENTIMENT I ELS ANHELS DEL POBLE QUE ENS ACABA DE DONAR EL SEU SUFRAGI, PROCLAMO LA REPÚBLICA CATALANA COM ESTAT INTEGRANT DE LA FEDERACIÓ IBÈRICA […]

Les gens se passent les mots, s’appellent dans les cours. Se changent en vitesse leurs habits. Se mettent propres et sortent dans la rue. Une consigne, se trouver tous à la place de la Mairie. C’est comme des torrents. Des gens qui débouchent par les ruelles, par les rues, gagnent la grande avenue. C’est une fourmilière qui rempli cette place, les yeux tous leves vers le balcon de « l’Alcadia » […] La République, c’était la porte ouverte aux transformations, le droit du peuple a la parole et aux décisions. Ces mots nous produisaient un impact inefacable. Nous donnaient une valeur, un droit a la participation de nos droits et de nos devoirs. On sentait que quelcom de sublime se passait. Dans ce cri unanime de Vive la République fermentait un grand espoir collectif, prometeur. C’était impressionnant, magnanime, incomparable. Les levres tremblaient.

[...]

Les Escarpins italiens - Magdalena Tulli (extrait)

Les Escarpins italiens, le sixième roman de Magdalena Tulli, se compose de sept chapitres. À travers un récit pouvant s’apparenter à une chronique de famille, l’écrivaine procède à une analyse des traumatismes de la société polonaise qui, à peine sortie de la guerre, succombe à un demi-siècle d’occupation soviétique. Cette société a recouvert les chocs subis durant la guerre par des récits héroïques et martyrologiques lesquels, combinés aux discours de propagande du nouveau régime, contribuent à la rendre amnésique.
Cette thérapie romanesque se fait grâce à plusieurs procédés. Premièrement, le retour à l’enfance avec, comme héroïne, une petite fille de six ans complètement solitaire, sur laquelle la narratrice se penche avec tendresse. La Pologne des années 60 est alors perçue d'un point de vue enfantin, révélant une « démocratie populaire » marquée par l’empreinte de la guerre et par l’amnésie que le nouveau régime lui impose. 
L’autre part d’héritage, plus pittoresque et légère, se trouve à Milan, la narratrice étant italienne par son père. Dans la grisaille polonaise faite d'absurdités quotidiennes, l’exotisme amené par la culture italienne nourrit davantage encore son sentiment d’enfermement. Lors des séjours en Italie, elle est perçue comme une étrangère tandis qu’à Varsovie, son nom de famille évoque la paire d’escarpins chic que porte sa mère, affichant qu’en Pologne non plus, elle n’est pas tout à fait chez elle. Où qu’elle soit, sa double appartenance lui confère un statut à part. Être étrangère dans son propre pays : c’est la position qui mène au ressort le plus puissant du roman. Pour comprendre l’isolement de l’enfant qu’elle était et la dureté de son éducation, la narratrice essaye de reconstituer l’histoire de sa mère. Cette tentative sera possible seulement à la fin de la vie de cette dernière quand, atteinte de la maladie d’Alzheimer, la mère recule dans le temps et dévoile à sa fille, sans s’en rendre compte, des épisodes particulièrement douloureux. Les détails qui permettent de les deviner sont repris tels quels par la fille-narratrice, sans aucun commentaire. C'est l'une des grandes forces du récit : le contraste entre le choc de la révélation et cette façon allusive d’en parler laisse mesurer la difficulté qu'ont les souvenirs à émerger.
En suivant sa mère dans ses retours en arrière, dans sa perception inversée du temps, Magdalena Tulli invente une langue : au sein de phrases concises et dépouillées, elle fait coexister des évènements actuels (nous sommes dans les années 2000) et ceux de la guerre, devenus le présent de la mère malade. Oscillant entre dialogues et discours indirect libre, la narratrice instaure une distance ironique vis-à-vis du récit maternel, dément, mais seul à même, finalement, d'apporter des réponses.

Magdalena Tulli, née en 1955 à Varsovie, est l’auteure de sept romans et d’un essai politique. Elle est également traductrice de Proust et d’Italo Calvino.
Son écriture, très personnelle, questionne le propre de la fiction. L’ancrage réel du monde représenté est constamment remis en question par l’introduction de motifs tels que les décors de théâtre et les maquettes. Le caractère irréel de l’expérience que nous faisons des grands événements historiques est alors démasqué.
Pour son premier roman, « Sny i kamienie » (Les Rêves et les Pierres), elle reçoit le prestigieux prix Kościelski. Elle est également nominée trois fois au prix littéraire Nikê, le plus important en Pologne.
Son roman Dans le rouge a été traduit par Laurence Dyèvre et publié chez Pauvert (2001). Le Défaut a paru dans la traduction de Charles Zaremba chez Stock (2007). Ses romans sont traduits en anglais, allemand, russe, serbo-croate, slovène, tchèque, hongrois, italien, suédois, letton et lituanien.
Selon la critique polonaise, Les Escarpins italiens représente un accomplissement dans l'œuvre de Tulli, son sujet, particulièrement bouleversant, bénéficiant de la grande maîtrise stylistique de l'auteure. 

Lire un entretien avec Magdalena Tulli in The White Review, janvier 2015


 

[...]

À la fin, j’assurais une permanence des jours entiers dans l’appartement de ma mère. Je ne me suis pas rendu compte tout de suite que le pire arrivait la nuit. C’est la nuit qu’il fallait y être. Ma mère se réveillait dans le noir et se levait sans allumer la lumière. Pour l’allumer, il aurait fallu qu’elle se rappelle où étaient les extincteurs, alors que dans le noir elle ne savait même plus qui elle était, en quelle année nous étions ni quel était cet endroit.
— Il y a quelqu’un ? appelait-elle d’une voix tremblante en sortant de sa chambre dans le couloir. Car elle se souvenait encore qu’à part elle, d’autres personnes existaient en ce monde. Mais cette conscience ne lui apportait aucun soulagement, elle ravivait plutôt son inquiétude.
— Je suis là, répondais-je en me réveillant. Je sortais dans le couloir et n’allumais pas la lumière pour ne pas lui faire peur.
— Où ? demandait-elle après un moment, et sa voix provenait déjà d’un autre endroit. Elle traversait les pièces obscures et cherchait en tâtonnant. Nous aurions pu nous rater ainsi dans le noir indéfiniment. 
— Ici, disais-je en lui prenant la main. Elle reculait, terrifiée. Il aurait été compréhensible qu’elle veuille savoir qui j’étais. Mais pour elle, une autre question prévalait.
— Qui suis-je ? demandait-elle, gênée de sa propre ignorance, mais trop inquiète pour la dissimuler. Prénom et nom. Profession. Adresse. Le nom surtout sonnait étrangement à ses oreilles, et même de façon comique.
— Impossible, répondait-elle en souriant dans le noir.
C’était le nom de mon père. Elle avait oublié, ça ne lui disait rien. Dans sa mémoire, comme une vieille clé rouillée, j’introduisais alors son nom de jeune fille. Ça marchait. Avec un grincement, elle ouvrait le premier tiroir, quasiment intact, où elle avait caché ses souvenirs d’enfance. Celui lui suffisait pour se rendormir. Mais si un courant d’air ouvrait le tiroir suivant, de nouveaux points d’interrogation s'envolaient.
— Où suis-je ? Où est tout le monde ? insistait-elle avec inquiétude. À ce genre de question, il n’y avait pas de réponse satisfaisante. Pas à trois heures du matin dans le noir.
— Et nous sommes en quelle année ? répondais-je par une autre question, la couvrant de sa couette.
— Je vais tout de suite compter, disait-elle. Elle n’arrivait pas au compte exact de toutes les années, il y en avait tellement, et elle s’endormait, lasse.
Si le courant d’air ouvrait le troisième tiroir, un vague sentiment de devoir non accompli commençait à la hanter. Pourtant, il y avait bien un enfant. Que lui est-il arrivé en fait ? Comment en est-elle arrivée à le perdre des yeux ? Ma mère était un modèle de rigueur. Et cette rigueur l'empêchait maintenant, jusqu'au petit matin, d'oublier l’enfant. Elle cherchait inlassablement dans tous les recoins de sa mémoire. Elle ne cessait de revenir à Milan, par l’avion et par le train, à chaque saison de l’année, persuadée à cent pour cent qu’elle avait dû le laisser là-bas. Elle scrutait le hall, entrait dans le salon où trônait un piano à queue, dans la salle à manger avec lampe à vitraux suspendue au-dessus de la table, dans le bureau de mon grand-père, dans l’énorme chambre à coucher aux armoires à miroir. Vide, pas âme qui vive. Elle cherchait donc ailleurs, dans d’autres colonnes du calendrier. Elle commençait à circuler entre Łódź, Auschwitz et Dresde. À sept heures du matin, elle arrivait à Mauthausen, au printemps tardif de l’année 1945. Quelqu’un ne venait-il pas de demander en quelle année nous étions ?
Ma mère ne savait plus où chercher encore. Aucun autre endroit ne lui venait à l’esprit. Le souvenir vague de l’enfant compressait les tissus de son cerveau. Des bribes de passé se soulevaient alors et commençaient à tournoyer comme du marc dans un verre. La ville dans sa ruée vers l’argent de l’aube au matin, le trou noir de la guerre, des sacs de lettres à trier, les gros en-têtes des journaux brandissant la menace d'une guerre atomique, les livres, les réunions scientifiques, les tas de couches en tissu. Et tout cela à jamais englouti. Et à cause de ça, la douleur devenait insoutenable. Certains jours en tout cas.
D’autres jours, elle ne se rappelait rien.
Les enfants du voisinage jouaient rarement dans la cour. Sauf quand il faisait beau, s’ils n’étaient justement ni à la maternelle, ni partis en vacances. Mais même quand ils jouaient, nous n’entendions pas leurs voix la fenêtre fermée. Une fois que nous prenions le thé de l’après-midi par une douce journée, la porte de la terrasse s'est ouverte.
— Ferme. Je ne raffole pas des enfants, a dit ma mère allègrement. Ils font trop de bruit. Rien ne me fatigue autant que l'excès de gaieté.
Le thé devait être bouillant pour que ma mère ait bien la certitude d'en boire, il devait brûler les lèvres. La cousine à qui elle s’adressait ne pouvait plus lui répondre. J'ai hoché la tête à sa place. Je savais que dans tout cela, il n’était nullement question de moi. J’apparaissais dans la vie de ma mère en tant qu'aide à domicile, endossant si besoin des rôles supplémentaires. Je devais juste comprendre qui j’étais cet après-midi-là. Avec prudence, j’examinais la situation pour m’y adapter, je tâtais le terrain, en m’appuyant certes sur ma propre expérience, mais de façon informelle et le plus discrètement possible.
— Oui, les enfants peuvent être fatigants.
— Tu n’as pas eu une vie légère quand ils étaient petits. Avec deux, c’est encore plus difficile.
Elle en savait quelque chose. Elle, dès le début, ne s'en était pas sortie avec un seul. Quand les enfants sont petits, la vie ne peut pas être facile. Mais en revanche elle passe vite, court follement des anciens soucis aux nouveaux. À cette époque, mes garçons étaient déjà grands. Ils faisaient leurs études. Le plus âgé voulait se marier.
— Des garçons ? ma mère a suspendu sa voix, désorientée. Elle aurait pu jurer que c’était des … Elle s’est tue et m’a regardée avec attention. Elle devait s’autoriser la pensée que dans ma mémoire aussi, un tremblement de terre avait eu lieu. Son contenu, jeté également sur des tas, s’abîmait peut-être dans le même brouillard ? Sinon, comme pouvais-je me tromper à ce point pour mes filles ?
— Mais quand ils t’ont amenée au camp… a-t-elle commencé au bout d’un moment.
Si elle m’avait jeté brusquement du thé brûlant dans les yeux, je ne me serais pas sentie plus surprise, bouleversée, bousculée. On ne m’avait pas amenée au camp ! C’est elle qui m’y plongeait, en passant, sans faire attention, et elle n’en était pas du tout désolée.
Le rôle qu'elle m’a attribué ce jour-là était trop difficile. J’aurais préféré fuir en coulisses, mais il n’y avait pas de coulisses, nous étions assises à table par un après-midi d’été, seulement toutes les deux, et nous buvions du thé. Allons, je n’étais pas la seule à m’être retrouvée dans un camp, il fallait plutôt se réjouir que j'en sois sortie. Pour pouvoir contenir ce camp, mon passé devait remonter à loin, j'y avais été enfermée il y a longtemps, bien avant qu’elle ne connaisse mon père. Si l’on regardait ce camp à vol d’oiseau, j’y étais un tout petit point dans une foule anonyme et dépourvue d’intimité, là où vie et mort dépendent du bon vouloir d’un arrogant en uniforme, disons, d'un beau mélomane qui après le service écrit des lettres à sa mère. Désormais, chaussures et valises sont exposées sans qu'on n'ait demandé la permission, puisqu'il n'y a de toute façon plus personne à qui demander.
Non, je ne voulais pas être une victime. Cette tâche-là, je ne l’avais encore jamais eue dans mon cv. On m’a humiliée, certes. Mais pas à ce point. J’ai été élevée dans un pays où l’humiliation des citoyens était le principal moyen de communication dans les écoles, les usines, les bureaux et dans la rue. Si malgré tout j'ai senti que ma vie devait être respectée, c’est probablement grâce au fait qu’elle n’a jamais dépendu du bon vouloir d’un tel mélomane. Si j’avais eu aussi à traverser cela, pensais-je, je serais devenue personne et je ne sais pas ce que j'aurais dû faire par la suite pour redevenir quelqu'un. Serrer les poings, tordre la bouche dans une grimace de mépris ? L’un et l’autre sont des pièges, on ne hait que soi-même, on ne méprise que soi-même. C’est comme ça que ça finit.
— Dans quel camp ? l’ai-je interrompue. J’aurais plutôt dû exiger qu’elle m’en fasse tout de suite sortir. Ce n’était pourtant pas de son pouvoir. Elle ne réceptionnait pas les transports. Elle n’avait aucune fonction officielle. Elle n’y avait absolument aucun droit. Mon exigence aurait été ridicule. Derrière les barbelés étaient emprisonnés, disons, des dizaines de milliers de personnes, qui ne m'étaient en rien inférieures, pareillement coupables ou innocentes, et le règlement était le même pour tout le monde. Il n’y a pas de sortie par le porche. Uniquement par la cheminée. On pouvait éventuellement se jeter sur les barbelés. L’électricité apportait une liberté propre et rapide, mais il fallait tout de suite donner sa vie en échange. J’étais prête à tout.
— On ne m’a jamais amenée dans aucun camp, ai-je crié. Comment aurait-on pu m’amener ? Je suis née après la guerre !
Selon ses comptes à elle, j’étais de cinq ans son aînée. Élever la voix ne me rajoutait pas de crédibilité. Surtout que, depuis peu, j'incarnais à ses yeux un nombre considérable de personnes dont presque chacune…
Cependant cette fois-ci, ma mère m’a regardée sans animosité. L’idée de nier la réalité devait lui paraître familière. Oh oui, elle comprenait parfaitement pourquoi il ne me restait plus rien d'autre à faire que m’entêter. Et le délire que j'osais présenter au monde était impressionnant de fantaisie. Mon culot éclipsait presque l’histoire d’une parente de ses amis qui était partie après guerre en Australie et vivait là-bas sous un nom anglo-saxon, avec quinze ans de moins.
- Oh, oh ! a dit ma mère. Et elle a hoché la tête.

[…]

L'idée de Catalogne 7

MON ÂME NE CONTIENT PLUS DANS MON CORPS

Ma mère n'aimait pas le catalan, elle trouvait ses sonorités rugueuses et sèches. Mais elle aimait le castillan qu’elle avait appris durant ses étés d’enfance à Terrassa, dans la banlieue de Barcelone, ce castillan doux et fluide dont elle ne savait pas bien rouler les r. Interdits de séjour en Espagne depuis leur exil politique, les parents les y envoyaient chaque année, son frère et elle. On bouclait alors les valises pour deux mois puis les parents déposaient les enfants à Irun, frontière franco-espagnole, où un oncle de la branche paternelle, Ramon, venait les chercher. Sur une photo, ma mère, dix ans et quelques, immenses rubans dans les cheveux, et son frère, vêtu de pantalons courts, jettent des graines aux pigeons de Barcelone venus becqueter le parvis. C’est l’escale habituelle, le temps de boire une orxata, avant de rejoindre Terrassa où l'oncle Ramon ramène les petits Français.

Terrasa, ville moyenne située à une vingtaine de kilomètres de Barcelone, sorte de prolongement industriel. Au dix-neuvième siècle, l’essor des usines de textile y a entraîné l’augmentation de la population ouvrière. Dans mon souvenir d’enfant, Terrassa est surtout un dédale de rues qui se ressemblent, sans arbres, longées de maisons à perron où l’on accède non sans avoir d’abord actionné plusieurs verrous. Deux portes, à chaque fois. Le sas franchi, des intérieurs d’une propreté intimidante. On marche pieds nus ou sur des patins. Carrelage, faux marbre, assiettes en faïence accrochées aux murs — dans ces familles, modestes, chaque objet semble avoir sa valeur, des serviettes de toilette, disposées selon une géométrie parfaite, aux multiples bibelots toujours dépoussiérés.

Ces étés-là, les enfants passent de maison en maison, chez tante Pilar puis chez oncle Joan, avec escales chez Luis, Dolores et Pepita. Tous travaillent, aussi, partout, il s’agit de ne pas gêner, de ne peser en rien, de remercier. Quand son frère dispute dans la rue d’interminables parties de foot, ma mère reste avec les femmes à partager la vie « de tous les jours ». Puisqu’elle insiste pour aider, on lui donne à faire ce qu’elle sait, qu’elle a appris près de sa mère : éplucher et couper les légumes, plier le linge pour le ranger. Il y a bien Tereza, la cousine couturière plus âgée d’une quinzaine d’années, caustique, joyeuse, dont ma mère recherche la compagnie. Tereza lui montre des points, des patrons, des tissus. Auprès d’elle et de ses amies qui discutent en s’affairant, son catalan progresse vite. Mais hormis ces moments passés à coudre dans le cusidor, ma mère s’ennuie ferme. Alors elle lit, principalement des illustrés, la plupart en castillan. Le cinéma est l’autre distraction. Tous les films sont projetés en castillan : HABLA LA LENGUA DEL IMPERIO. Cette langue imposée, dans la Catalogne ployée sous la censure franquiste où les après-midis d’été, brûlants, s’étirent comme partout en Espagne, devient brusquement le contraire, une échappée. Les sorties au cinéma trouent la pénombre des maisons aux murs épais dont les persiennes baissées jusqu’au réveil de la sieste garantissent la fraîcheur. Au cinéma, sûr, l’obscurité n’est pas la même — après le noir absolu vient la lumière, qui aspire, fait voir le monde autrement, plus beau et meilleur : PERO IGUAL QUE COMBATIMOS / PROMETEMOS COMBATIR. Au cinéma, ce castellà n’est plus la langue de Franco qui, dans les maisons sombres des oncles et tantes, saigne les mêmes blessures restées ouvertes. Dans ces maisons verrouillées, le castellà n’est même plus une langue, les mots y disent plus que ce qu’ils désignent. Castillan dehors, dedans catalan. L’apprentissage autodidacte dont ma mère pourrait tirer fierté doit être tu, même si l’interdit, elle ne le transgresserait pas, on ne profane pas les morts, dans la famille aussi il y en a eu. De même qu’elle est à l’école une gauchère contrariée, ma mère le reste dans la pratique estivale de son bilinguisme.

Durant ces étés monotones, aperçoit-elle seulement la raison pour laquelle ses parents ne sont plus autorisés à franchir la frontière, cette révolution qui ne sera jamais la sienne ? Peut-être, à la fin d’un repas, un oncle sort-il une photo dentelée et désigne, au milieu d’un groupe de jeunes gens en excursion dans la montagne, la fille aux yeux noirs qui sourit : « Mira, és abans de la guerra, i aquesta és la teva mare. »

[...]

L'idée de Catalogne 6


LE SENTIMENT D'AVENTURE


En partant sur le front en 1936, Grand-mère ne veut pas seulement défendre la république, mais aussi fuir le souvenir d’un homme, Llorca, l’un des leaders syndicalistes. Depuis le soulèvement des Généraux en juillet, le peuple s’est armé qui, dès les premiers jours, arrête les nationalistes en Catalogne, à Madrid, dans les provinces basques. Juste après les combats de Barcelone, Martin, le frère de Grand-mère, part pour le front d’Aragon : son absence vrille l’Histoire dans le quotidien de la famille qui compte désormais un héros. Les dirigeants syndicalistes, les communistes et socialistes virent l’heure venue de réaliser de vraies organisations collectivistes. C’est ainsi que nous promettions à ceux qui partaient sur le front que nous restions pour être aussi efficaces dans le renouveau. On me proposa d’aider. J’acceptai… Grand-mère a dix-huit ans. Au secrétariat du syndicat, elle doit ranger les archives et écrire le résumé de quelques réunions. Au fur et à mesure qu’elle assiste aux discussions politiques, son opinion rejoint celle de tous : la transition qui se prépare est comparable aux grands sursauts de l’Histoire catalane, à la Guerra dels Segadors de 1640 ou à la Setmana Tràgica de 1909. Et pourquoi pas à la Révolution française, à la Russie ou à la Chine ? 
Llorca est de Valence, blond, les yeux bleus. Ses prises de paroles, claires, articulent aussi bien les réflexions que les analyses, émaillées de détails et de métaphores, et Grand-mère lui trouve la grandeur oratoire d’un Bartolomé de las Casas. Chaque fois que se croisent leurs regards, leur sang s’agite un moment. Ils créent dès qu’ils le peuvent les occasions de se retrouver seuls. Il est alors impensable, impossible de nier une telle source de vie et de plénitude, écrit-elle. Et aussi : « Mon âme ne contient plus dans mon corps, je découvre l’exaltation de vivre. » Les auteurs qu’il a lus, ce qu’il en a retenu, la lutte sociale, comment il y est entré — il raconte. Il aurait aimé être enseignant. Maintenant que les choses vont changer, il a envie d’entreprendre des études, par correspondance peut-être. Elle l’écoute, l’admire, l’aime, elle a les mêmes ambitions que lui.
L’adultère dure quelques mois avant de s’achever sur une scène de boulevard : l'épouse légitime, traînant la maîtresse au foyer, lui hurle de regarder en face ce qu’elle s’apprête à détruire (mari et enfants attablés). Llorca s’est levé pour la chasser. Les enfants pleurent. Une femme la gifle. Elle part en courant.
La honte remplace la plénitude.
Et la crainte de revoir Llorca à une autre occasion, de ne pouvoir maîtriser des sentiments trop violents pousse Grand-mère à accepter une banale proposition : « Je dis banale parce qu’elle m’était proposée par une simple exaltation révolutionnaire. Ce que je ne réalisais pas exactement, c’est que ce mouvement allait cesser pour devenir une guerre civile bien plus longue et sérieuse que nous, êtres inexpérimentés, sans vision politique, ne pouvions imaginer. » Et : « Tant qu’on mourrait au front, je n’allais pas rester ici à pleurer des amours perdues. »
La révolte galvanise. Déjà, on lui donne son costume de miliciana, la voilà parmi d’autres vers la gare, poing en l’air avec No pasaran pour cri et pour chants Els Segadors ou l’Internationale. La gare est pleine de gens qui encouragent, on leur souhaite ô combien de victoires glorieuses. 
Un homme s’oublie dans les bras d’un autre, ceux de Barba par exemple, un Andalou révolutionnaire croisé peu après dans le train qui traverse les paysages aragonais. Celui-ci est commissaire de milice, aussi brun que Llorca était blond. Il appelle Grand-mère La Pequeña. Il lui parle de sa province de Séville et de son organisation latifundista, des solutions d’arrosage à trouver de toute urgence pour fertiliser cette terre aux enclaves seigneuriales. Il lui parle aussi de sa femme et de ses enfants laissés à Madrid. Ensemble, ils récitent les romanceros de Federico Lorca « notre poète assassiné par les franquistes et que nous pleurions tous ». Après quelques jours passés au coeur de l’Èbre, Barba la convainc de retourner à Barcelone apprendre le métier d’infirmière. Nous avons besoin de gens capables, pas de mystiques de bonne volonté. Un jour très froid de décembre 1936, il la met dans le train. Il m’avait monté le col de ma veste de « miliciana » qui n’avait été que d’intention. Elle rentrera avant que les combats ne commencent. Il lui fait promettre de lui écrire.     
« Elle raconte beaucoup ses histoires d’amour », disait ma mère au sujet des cahiers orange avec un agacement dont je ne comprenais pas s’il trahissait de la pudeur ou de la jalousie. «Quand même, elle s'aimait beaucoup », jugeait-elle. Et le « quand même » laissait voir cette désapprobation des femmes entre elles, fréquente, sorte d’étoile noire — ne pas se faire de cadeaux. « Elle était de plus en plus coquette en vieillissant. » Et comme s’il fallait maintenir par compensation un narcissisme moyen, ma mère ne s’aima jamais « beaucoup ». Elle, que l’amoureuse passionnée en sa propre mère gênait, avait pour habitude de s’effacer. Elle ne fut pas très aimée.
Le portrait des différents hommes comme aimantés par Grand-mère comportait bien une forme de coquetterie : selon un scénario invariable, Grand-mère réveillait en chacun une force retrouvée - l'intégrité fantôme brusquement prenait corps - et recevait en retour les mêmes « tu es si stimulante », « je me sens enfin moi-même » et « si seulement je pouvais être digne de toi ». 
« Avec toi j'aurais pu être heureux », disaient-ils aussi et ce bonheur fantasmé rappelait celui qui leur avait fait prendre les armes. L'idée de Catalogne était dans les têtes et dans les coeurs, elle était partout, qui rongeait.
Grand-mère s'était peinte sous les traits d'une femme admirable : des erreurs de discernement - surtout dans le choix de son mari, un homme d’apparence, un faible - mais un courage constant pour aller de l'avant. Écrire son hagiographie permet de motiver ses actes, le papier réclame des comptes : « Comment justifies-tu la place de ce chapitre ? Et cette ellipse-là de plusieurs années, dans quelle torpeur étais-tu plongé(e) ? » Se faire témoin pour ne pas sombrer, tenir les rennes, les reprendre, du moins par écrit, du moins en théorie, contenir les emballements puisque l'écriture sauve, c'est certain, en tout cas quelque chose est sauvé dont on se dit après coup qu'il fallait le vivre, que ça le méritait.
L’idée de Catalogne en l’occurrence.
Je restais frappée par ce qui constituait la matière même du texte : beaucoup de dialogues, des passages narratifs et, à chaque fois, des descriptions de paysage. La ferveur révolutionnaire de 1936 en plein coeur de l’Aragon, par exemple, s’accompagnait de « vues » depuis un sommet de montagne d’où l’Èbre apparaissait comme un lacet bleu-gris qui vient de loin et se perd, image frappée de lucidité pour ce qu’elle caractérisait autant l’Èbre que ce qu’il adviendrait. 
Et puis tout allait vite dans les cahiers : dépasser l'ignorance politique, franchir des montagnes, s'établir ailleurs, faire naître et grandir des enfants, retrouver dans l'exil une autre communauté. Par une chronologie arrangée dont Grand-mère étirait certains jours et coupait des pans entiers, tout faisait sens ; son récit, en dépit des passages dénigrés par ma mère, fabriquait un objet plus grand, un patron dont il avait suffi d’augmenter les mesures. L’amour et la lutte politique s’y mêlaient, parce qu’ils participaient d’un même désir, celui de vivre intensément. L’homme nouveau combattait avec l’ancien pied à pied. C’est la propension à la lutte qui, chez ceux rencontrés au syndicat puis après sur le front, fascinait la jeune ouvrière, qu’ils aient appris à lire à écrire à penser, certes, mais qu’ils en instruisent également leurs camarades. Et si, à leurs heures perdues, ils s’essayaient à la poésie, tandis qu’un livre de Voltaire ou de Bakounine circulait de main en main, le fol espoir qui la traversait, au-delà de sa vie, retombait sur l’idée même d’humanité : les hommes changeaient, alors les temps changeraient aussi. Cela n’était-il qu’en partie romancé ? Peu importe. La vulgate était trop rose ? Son français en était mauvais ? Cette fiction qu’elle s’était écrite et qu’elle transmettait prenait source en partie dans des choses vécues, en partie dans le rythme lent des mots que dictait sa pensée, délimitant son paysage mental à la manière d’une géomètre avant d’y planter des phrases piliers.
C’était tout d’une pièce, comme ses napperons en fil de coton mercerisé.
Le tissage serré ne laissait échapper aucun fil.
On dirait qu’un matin elle quitta sa maison. On dirait qu’elle porta l’habit de milicienne. On dirait qu’elle voulait se battre. 
D’elle, je ne retiendrais pas seulement les travaux de crochet, la soupe au tapioca, les histoires contées avec l’accent catalan ou le tic-tac de son coeur opéré :
« C’est ta montre, mamie ? 
- Non, pequeña, c’est mon coeur. »
Elle avait retourné un autre terreau, celui de l’utopie, y creusant de profondes lignes de fuite. Son visage serait celui de la lutte qui n’a pas eu le temps de se compromettre, elle s’en était figé les traits. Devant l'édifice, les bottes empêtrées dans la boue, je serais pour toujours une enfant. Je retiendrais cette cohérence interne, assez solide pour servir d’armature à des mots et justifier à rebours la peine qu’on se donne à vivre, à maintenir le cap. Les cahiers portaient cette foi-là, cette cohérence servait de canevas au récit, elle en devenait sa logique propre, son souffle, celui dont ma mère manquait quand elle cherchait aussi à construire du sens, quand les mailles s’échappaient. Le 25 janvier 2010, entre deux séjours à l’hôpital, ma mère écrit : « Ces moments où il me semble que rien ne vaut la peine, c’est pire que l’angoisse physique, c’est la perte du sentiment d’aventure ». Cette formule encore me frappe. Qu’entendait-elle par « sentiment d’aventure », si ce n’est, en ses mois derniers, la vie dont son corps se vidait ? Là où j’accusais toujours ma mère de mauvaise foi langagière, j’y vois maintenant à l’inverse une preuve de la confiance aveugle qu’elle portait aux mots : tant qu’elle nommerait les choses de façon symbolique, le diagnostic clinique paraissait s’éloigner. Pronostic sombre, avait-elle lu dès 2008. Aussi s’était-elle armée, débaptisant certaines expressions médicales. À l’hôpital, c’est chose courante, je découvrais alors que certaines étapes peuvent muter par un simple changement de formule : l’acharnement thérapeutique laisse place à l’obstination déraisonnable, l’accélération de la fin au maintien de la qualité de vie. La douleur, elle, se mesure sur des échelles de 1 à 10. Le jargon hospitalier crée de l’aventure à sa façon, on en note la progression dans les dossiers comme s’il fallait éviter que la maladie ne devienne un jour sans fin où la vie finirait par ressembler à la maladie.

« tel un cotre qui roule d’un flanc sur l’autre »

Fragments du Journal de Virginia Woolf (traduit de l'anglais par Colette-Marie Huet et Marie-Ange Dutartre) en prévision du concert du 22 novembre au musée Claude Debussy (Saint-Germain-en-Laye) — dans les circonvolutions de ses phrases, non sans humour, la trame de son quotidien et la violence des émotions qui la traversent.
Répétition au Conservatoire National Supérieur de Musique en compagnie du surprenant Jean-Baptiste Doulcet qui improvise (en classique). 

Photo 2

Vendredi 18 février 1921
Il y a longtemps que je veux écrire une étude sur le retour de la paix. Car, vieille, Virginia sera confuse à la pensée qu’elle n’était qu’une bavarde, qui parlait toujours des gens et jamais de politique. Et qui plus est, elle se dira : « Tu as vécu à une époque bien extraordinaire. Elle a dû paraître ainsi même aux banlieusardes sans histoire. » Mais en fait rien n’arrive jamais à un moment plutôt qu’à un autre. Les manuels d’histoire délimiteront la guerre plus étroitement qu’elle ne le fut. […]

Mardi 1er mars 1921
Je ne suis pas très convaincue que ce journal soit en bonne voie. Faut-il supposer qu’un de mes innombrables styles ne s’accorde pas avec le fond ? ou bien serait-ce au contraire que mon style est figé ? Dans mon esprit, il ne cesse de changer. Mais personne ne le remarque. Je serais même incapable de lui donner un nom. La vérité, c’est que je possède une échelle automatique des valeurs qui décide du meilleur emploi de mon temps. Elle indique : « Cette demi-heure sera consacrée au russe; celle-ci allouée à Wordsworth; ou bien, que je ferais mieux de raccommoder mes bas marron. Comment m’est échu ce code des valeurs, je l’ignore. C’est peut-être le legs de mes ancêtres puritains. Le plaisir m’est légèrement suspect. Dieu sait ! Et la vérité, c’est aussi qu’écrire, même ici, demande un effort cérébral - pas autant que le russe, mais la moitié du temps, quand j’étudie le russe, je contemple le feu en pensant à ce que j’écrirai le lendemain.  […]  

Jeudi 11 août 1921
Une quinzaine a déjà passé. Cela va trop vite - trop vite ! Si seulement je pouvais déguster lentement, savourer chaque grain de chaque heure ! Pour avouer la vérité, j’ai songé pour la première fois à faire mon testament au cours de ces dernières semaines. Parfois, il me semble que je n’écrirai jamais tous les livres que j’ai dans la tête, tant il y faut de tension. Le diabolique, quand il s’agit d’écrire, c’est que cela exige de garder tendu chaque nerf. C’est précisément ce que je ne puis faire. S’il fallait peindre, ou composer de la musique, confectionner des couvertures en patchwork ou façonner des pâtés de sable, cela n’aurait pas d’importance. […]

Jeudi 18 août 1921
Rien à noter, sinon une insupportable crise d’énervement, qui passera peut-être si j’écris. Me voilà enchaînée à mon rocher, contrainte à l’inaction, condamnée à laisser chaque souci, chaque rancoeur, irritation et obsession fondre sur moi toutes griffes dehors, et revenir à la charge. Autrement dit, je ne peux pas me promener et ne dois pas travailler. Quelque livre que je lise, il bouillonne dans ma tête comme s’il faisait partie de l’article que je voudrais écrire. Personne dans tout le Sussex n’est aussi malheureux que moi, ni à ce point conscient d’avoir en réserve une infinie capacité de plaisir n’attendant que d’être employée. Le soleil ruisselle (non, il ne ruisselle pas, il inonde plutôt), baignant les champs jaunes et les longues fermes basses ; et que ne donnerais-je pas pour déboucher à cet instant des bois de Firle, sale, tout échauffée, le nez tourné vers la maison, les muscles las et le cerveau imprégné de douce lavande, régénéré et rafraîchi ; prête enfin pour la tâche du lendemain. Je remarquerais toutes choses ; la phrase pour les décrire arriverait l’instant d’après, y adhérant comme un gant. Et puis une fois sur la route poudreuse, tandis que j’appuierais sur les pédales, mon histoire se raconterait d’elle-même. Ensuite le soleil se coucherait et ce serait la maison et un assaut de poésie après le dîner, à moitié lue, à moitié vécue, comme si la chair se fût dissoute pour laisser surgir des fleurs rouges et blanches.

Voilà. J’ai presque fait disparaître mon irritation. J’entends le va-et-vient de la tondeuse que ce pauvre L. promène sur la pelouse, car une épouse comme moi devrait avoir un écriteau sur sa cage : « Elle mord ! » […]
Puisque j’écris pour calmer mes impatiences, tant pis si j’écris des sottises ! En fait, tout ce qui porte atteinte aux proportions normales des choses me rend inquiète. Je connais trop bien cette pièce, trop bien ce paysage. La vision que j’en ai n’est plus au point parce que je ne puis passer au travers. 

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Vendredi 12 décembre 1930
[…]
Titres des journaux : Révolution en Espagne. Scandale du chantier de bois en Russie. Eclatement d’une conduite d’eau dans Cambridge Circus.

Jeudi 18 décembre 1930
Grèves en Espagne. Maladie de Raymond Poincaré. Suicide de Peter Warlock. Loi sur les matières colorantes.
[…]

Vendredi 19 décembre 1930
Soulèvement en Espagne. Rhume du prince de Galles. […]

Lundi 22 décembre 1930
Conférence de l’Inde. Brouillard intermittent. Baisse probable de la température.

Il m’est venu à l’esprit hier soir, en écoutant un quatuor de Beethoven, que je pourrais fondre les passages intermédiaires dans le monologue final de Bernard et terminer sur les mots : ô solitude. Cela montrerait aussi que le thème dominant est l’effort, l’effort, non les vagues. Et la personnalité, et le défi. Mais je ne suis pas sûre de l’effet sur le plan artistique, car il se pourrait que les proportions exigent une dernière intervention des vagues en guise de conclusion.

Mardi 30 décembre 1930
Cela manque d’unité, probablement, mais il me semble que c’est assez bon. (Je me parle à moi-même des Vagues, au coin du feu). Supposons que j’aie réussi à mieux assembler les scènes ; par le rythme surtout, afin d’éviter les coupures, afin que le sang puisse se ruer comme un torrent, d’un bout à l’autre. Je ne veux pas de ce gaspillage que représentent les interruptions. Je veux éviter les chapitres. Et vraiment, si tant est que je sois parvenue à quelque chose, c’est bien à cela : un tout saturé, d’une seule pièce; des changements de scènes, d’états d’esprit, de personnes, obtenus sans verser une goutte. Maintenant il faudrait pouvoir achever avec chaleur et entrain, cela suffirait. Mais voilà que je m’excite - température : trente-huit cinq […]

Mercredi 7 janvier 1931
[…] j’écris Les Vagues avec une telle intensité qu’il m’est impossible de les reprendre pour me relire entre le thé et le dîner. Je peux tout juste écrire pendant une heure environ, de dix heures à onze heures et demie. Et la dactylographie représente presque le plus dur du travail. Que Dieu me vienne en aide si tous mes petits livres de quatre-vingt mille mots doivent désormais me coûter deux années de travail ! Mais je cinglerai de l’avant, tel un cotre qui roule d’un flanc sur l’autre, vers quelque aventure plus rapide, plus légère : un autre Orlando, peut-être.

J’ai contemplé l’aube dehors, une ou deux fois : une rougeur, pareille aux braises d’un feu de bois, dans le ciel gelé ; épaisse couche de gelée blanche sur les champs ; des chandelles s’allumaient dans quelques chaumières. Alors, serrant mes vêtements autour de moi, je me recouchais. Et, chaque matin, j’empoignais le soufflet pour ranimer mes bûches et cela devenait un jeu où, presque toujours, j’avais déjà gagné une flambée lorsque Leonard montait. […]

Mardi 20 janvier 1931
Je viens à l’instant, en prenant mon bain, de concevoir un livre entièrement nouveau, une suite à Une chambre à soi qui traiterait de la vie sexuelle des femmes. Je l’appellerai peut-être Professions pour femmes. Seigneur, comme cela m’excite ! L’idée a surgi brusquement du texte que je dois lire mercredi à la société de Pippa [Société nationale pour le service des femmes]. Et maintenant, aux Vagues, mais je suis très surexcitée.

Samedi 7 février 1931
Voyons que j’utilise les dernières minutes dont je dispose pour consigner que grâce au ciel j’ai terminé Les Vagues. Il y a un quart d’heure j’ai tracé les mots : « Ô mort ! » ayant dévalé les dix dernières pages, en passant par des moments d’une telle intensité, d’une telle exaltation qu’il me semblait courir en aveugle à l’appel de ma propre voix ou plutôt, peut-être, à celui d’une voix indéfinissable (comme à l’époque où j’étais folle). Et au souvenir de ceux qui volaient devant moi alors, je ne me sentais pas très rassurée. Toujours est-il que c’est fait ; et il y a un quart d’heure que je suis assise ici, en proie à une béatitude céleste, plus quelques larmes quand j’ai pensé à Thoby et me suis demandée si je ne pouvais pas écrire : Julian, Thoby Stephen, 1881-1906, sur la première page. Je ne le pense pas. Le triomphe, le soulagement, on les ressent d’une manière tellement physique ! Que ce soit bon ou mauvais, c’est fini, mais bien englobé, complet ; bien établi en soi, encore que d’une manière très hâtive, très fragmentaire, je le sais ; mais je veux dire que j’ai pris au filet cette nageoire que j’ai aperçue dans le désert des eaux, au-delà des marais, par ma fenêtre à Rodmell quand je touchais à la fin de La Promenade au phare.

Ce qui m’intéresse à ce dernier stade, c’est la liberté, la hardiesse avec laquelle mon imagination a saisi, a utilisé ou rejeté toutes les images et tous les symboles que j’avais préparés. Je suis certaine que c’est la meilleure façon de s’en servir ; non pas en composition cohérentes, comme j’ai d’abord voulu le faire, mais comme de simples images, qui ne sont là que pour suggérer. J’espère ainsi avoir conservé le chant de la mer et des oiseaux ; l’aube, le jardin, subconsciemment présents, accomplissant leur tâche souterraine. [...]

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Dimanche 3 novembre 1940
Hier la rivière est sortie de son lit. Le marais est à présent une mer envahie de mouettes. L. (remis de sa grippe) et moi avons marché jusqu'au petit bois à flanc de coteau. L'eau déchaînée, blanche et rugissante, déferlait par-dessus le fossé, près de l'abri en béton. Une bombe avait explosé là le mois dernier. Ils avaient pris, m'a raconté le vieux Thompsett, un mois pour le remettre en état. Pour une raison inconnue (la berge était devenue meuble, selon Everest, aux abords de l'abri), il s'est de nouveau écroulé. Aujourd'hui la pluie est impressionnante. Et le vent souffle en rafales. Comme si notre vieille mère nature ruait des quatre fers. Sommes retournés au petit bois. L'inondation semble plus profonde et plus ample encore. Le pont est coupé. l'eau rend impraticable la route près de la ferme. Me voilà donc privée de mes promenades dans le marais. Jusqu'à quand ? Nouvelle brèche dans la berge. L'eau déborde en cascade : la mer est insondable. L'eau a maintenant atteint et encerclé la meule de foin de Botten — la meule au milieu des eaux — et elle arrive au bas de notre champ. Le spectacle serait superbe si le soleil se montrait. Vision médiévale, ce soir, dans la brume. [...]

Jeudi19 décembre 1940
1940 assurément touche à sa fin. Nous connaîtrons cette semaine le jour le plus court de l'année ; après quoi ils rallongeront. Ce serait intéressant de prendre cette journée de jeudi et de montrer exactement la façon dont la guerre la modifie. Elle la modifie au moment où je règle le dîner. Notre ration de margarine est si mince que je ne trouve pas d'autre idée de dessert que des entremets au lait. Nous n'avons pas suffisamment de sucre pour faire des puddings. Aucune pâtisserie, à moins d'en acheter toutes préparées. Les magasins ne sont pas approvisionnés avant midi. Et tout est très vite acheté. Il ne reste souvent plus rien l'après-midi. Nos rations de viande ont été diminuées cette semaine. Le lait est à ce point rationné que l'on regarde à en donner au petit chat. J'ai passé une heure à faire du beurre à partir de notre lait écrémé ; la crème d'une semaine donne environ une demi-livre de beurre. L'essence aussi impose certaines modifications à nos journées. [...] Les prix augmentent constamment. La vie est devenue plus difficile depuis cet été. Nous n'achetons aucun vêtement neuf et devons nous accommoder de nos vieux habits. Toutes ces choses constituent davantage des désagréments que de sévères privations. Nous ne mourons ni de faim ni de froid. Cependant tout luxe nous est interdit, de même que recevoir des invités. Il faut beaucoup d’ingéniosité et d’efforts pour accueillir un convive supplémentaire à sa table. La poste constitue, sans doute, l’inconvénient le plus évident. Une lettre met deux jours pour arriver de Londres, un colis, quatre jours. Impossible de se procurer de la dinde. On dit que la vie est plus difficile que pendant la dernière guerre. Si la rigueur devait encore s’accentuer, nous serions condamnés, je le crains, à mourir de faim. […] Nous sommes bien entendu isolés sur notre île par les bombardements de Londres. Cette dernière semaine, les raids ont été si rares que nous en oublions de tendre l’oreille pour entendre la sirène qui, auparavant, retentissait très précisément à six heures et demie. En général, il ne tombe plus de bombes la nuit. Beaverbrook nous prévient que, début février, non seulement nous aurons droit aux bombes, mais aussi à l’invasion. On dit que les Allemands dépêchent actuellement des troupes pour aller occuper l’Italie effondrée. Que va sortir Hitler de son chapeau cette fois ? C’est la question qu’on se pose. Une certain sentiment de vieillesse me fait parfois penser que je ne peux plus déployer la même énergie qu’autrefois. Et j’ai la main qui tremble. En dehors de cela, nous respirons normalement. Et c’est une journée où chaque branche est d’un vert très clair et où le soleil m’éblouit.

Dimanche 22 décembre 1940
Comme ils étaient beaux, ces deux vieillards - je veux parler de Père et de Mère -, comme ils étaient simples, clairs et placides ! Je suis allée fureter dans de vieilles lettres et dans les mémoires de Père. Il adorait sa femme. Et il était si franc, si raisonnable, si transparent. Il avait un esprit si délicat et si exigeant, si érudit et si limpide. Comme leur existence elle-même me semble avoir été gaie et sereine : ni boue ni tourbillon. En même temps, si humains avec leurs enfants, le petit bourdonnement et les chants provenant de la nursery. Mais, si je les lis en me situant comme un de leurs contemporains, je risque de perdre mon regard d’enfant ; c’est pourquoi il me faut m’arrêter là. Rien d’agité, rien de compliqué ; aucune introspection.

Mardi 24 décembre 1940
Je note avec un certain effroi que ma main se paralyse. Pourquoi ? Je l'ignore. Suis-je encore capable de tracer des lignes nettes et droites ? Il semble que non. Ecrire ici est une manière pour moi de faire un test? En vérité, elle est moins raide ce matin mais il faut dire que je viens de recopier le manuscrit de P. H. ; et je suis intoxiquée de mots [...]

Dimanche 29 décembre 1940
Il y a des moments où les voiles tombent. Alors, étant grand amateur d’art de vivre et bien résolue à extraire tout le jus de mon orange, hop ! je m’envole, telle une guêpe, si la fleur sur laquelle je suis posée se fane ; ce qui s’est produit hier. Je suis allée à vélo à travers les collines jusqu’aux falaises. Des rouleaux de fils barbelés courent tout le long. Après cette bonne friction, mon esprit a retrouvé sa vigueur sur la route de Newhaven. De vieilles demoiselles chichement vêtues faisaient leurs achats d’épicerie sur cette route déserte bordée de petites maisons, sous la pluie. Newhaven est mutilé. Mais fatiguez le corps, et aussitôt l’esprit se met en sommeil. Tout mon désir d’écrire ce journal est retombé. Quel est le bon antidote ? Il me faut aller fureter çà et là. Je songe à Mme de Sévigné. Faire en sorte qu’écrire soit un plaisir quotidien […] Je déteste l’âpreté de la vieillesse ; que je sens en moi. Je grince. Je suis aigre.

Le pied moins prompt à fouler la rosée du matin,
Le coeur moins sensible aux émotions nouvelles,
Et l’espoir, un soir piétiné, moins vite ne renaît.

Je viens en fait d’ouvrir Matthew Arnold d’où j’ai recopié ces vers. Ce faisant, il m’est apparu que si j’aime ou si je déteste tant de choses aujourd’hui d’une façon fantaisiste, cela tient au fait que je me sens de plus en plus détachée de la hiérarchie, du patriarcat. […] je vais me promener dans le marais en me disant : moi, c’est moi, et je dois suivre ce sillon sans en copier un autre. Voilà quelle est l’unique justification de mon travail et de ma vie. […]

Jeudi 9 janvier 1941
Un vide. Tout est gelé. Gel figé. D'un blanc brûlant. D'un bleu brûlant. Et les ormes, rouges. Je n'avais pas l'intention de décrire, une fois de plus, les collines sous la neige, mais cela m'est venu tout seul. Et maintenant encore, je ne puis m'empêcher de me retourner pour regarder le coteau d'Asheham, rouge, violet, gris-bleu tourterelle, sur lequel se détache la croix d'une façon si mélodramatique. Quelle est la phrase qui me revient sans arrêt à l'esprit… ou plutôt que j'oublie toujours : " Pose ton dernier regard sur toutes choses charmantes, chaque heure…" [...]

Mercredi 15 janvier 1941
La parcimonie pourrait bien marquer la fin de ce journal. Et aussi la honte de ma verbosité, qui m'envahit lorsque je vois ces vingt cahiers (pas moins) entassés pêle-mêle dans cette pièce. Mais de quoi ai-je honte ? De moi en train de les relire. [...]

8 mars1941
[...] Non, je n'ai nullement l'intention de me livrer à une introspection. Je note simplement ce mot de Henry James : "Observez inlassablement". Observer les prémices de la vieillesse. Observez la cupidité. Observer mon propre découragement. De cette façon, il devient utile — du moins je l'espère. Je tiens absolument à utiliser au mieux ce temps-ci. Et, quand je périrai, ce sera avec tous mes pavillons déployés. Cela, je m'en rends compte, frise l'introspection, mais n'y sombre pas complètement. Supposons que j'achète un billet d'entrée permanent au musée et que je m'y rende tous les jours à bicyclette pour y lire de l'histoire. Supposons que je sélectionne, dans chaque époque, un personnage de premier plan et que j'écrive sur et autour de lui. Il est crucial d'avoir une occupation. Mais je m'aperçois non sans plaisir qu'il est sept heures, et qu'il me faut préparer à dîner. Haddock et saucisses au menu. C'est vrai, je crois que l'on acquiert une certaine maîtrise sur la saucisse et la merluche en les couchant sur le papier. [...] Oh ! Seigneur ! Oui, je viendrai à bout de cette morosité. Il suffit pour cela de somnoler en gardant les yeux ouverts — pour l'instant ils sont grands ouverts — et de laisser venir les choses les unes après les autres. Et maintenant, que j'aille préparer la merluche.

« Oublier Clamart »

   « Je résolus d'aller habiter quelque part là-bas, pour un certain temps. J'avais envie d'y passer aussi les soirées et de m'y confronter aux nuits. Je pensais que ce ne serait pas pour toujours, de même que, dans mon idée, je n'étais marié que provisoirement, que je me contentais plutôt de jouer les pères et n'écrirais pas non plus à perpétuité.
   C'est ainsi que je louai à des gens qui voulaient vivre quelques années en Afrique une maison située dans une zone encore inconnue pour moi. (Aujourd'hui encore, alors que je crois connaître comme ma poche tous les recoins du département, il m'arrive presque tous les jours de me retrouver avec surprise dans un monde totalement étranger, souvent pour la simple raison que je suis arrivé d'une direction légèrement différente.) La maison était encore occupée par ses propriétaires, mais j'étais très impatient de les voir la quitter et disparaître au Sénégal ou ailleurs. Cela était-il possible, que quelqu'un fût pris d'une folie ou d'une telle concupiscence pour un lieu d'habitation, devant lequel, au surplus, les amis auxquels je m'empressai de le présenter fièrement dès la signature du bail se montrèrent tous plutôt réservés ?
   On pouvait aussi, comme l'un de mes accompagnateurs, voir dans cette maison "un énorme silo à blé en pierre, vidé de ses entrailles", aligné sur d'autres blocs très semblables, couverts de tuiles, d'ardoises ou de zinc, avec un trottoir qui laissait à peine la place à une personne mais serpentait jusqu'à un point de fuite infiniment lointain et bruineux, d'une couleur qu'un autre de mes compagnons, me heurtant sans cesse sous la pluie, qualifia de "sang de boeuf" — même mon enfant, je le sentis à sa main, eut un mouvement de recul — dans une rue de la même tonalité, où une voiture sur deux était une auto-école, pas la moindre boutique ou le moindre bar en vue, et tout cela dans une banlieue qui, à supposer que l'on en connût l'existence, était le symbole de la monotonie et de la tristesse, comme l'illustrait ce titre de journal fait pour inciter à rejoindre les lointaines plages à cocotiers : « Oublier Clamart »


   Je restai épris de mon futur logement ; je brûlais d'y emménager. La Catalane estima d'abord que si l'endroit me plaisait, c'était seulement parce que, comme toujours, je voulais le contraire de tout le monde ; je ne me sentais bien que dans le rôle du solitaire incompris de tous et envers qui ses proches eux-mêmes commettaient injustice sur injustice, qui avait le monde entier contre lui, car sinon pourquoi, même quand je ne m'adressais qu'à elle, ma femme, l'aurais-je renvoyée avec un « Vous ! », encore plus clair sous sa forme espagnole, « vosotros », « vous autres » : « Vous autres, vous êtes ; Vous autres, vous avez… »?!
   Mais je ne me souciais là nullement d'entrer en contradiction avec qui que ce fût d'autre, avec mon entourage, avec mon temps — j'étais simplement enthousiasmé, et je finis d'ailleurs par trouver les mots qui contaminèrent la Catalane (mon fils semblait plutôt se contenter d'obéir, ce qui me fit douter à certains moments de notre direction). « Regarde comme la maison est transparente ! », lui disais-je. « À travers la porte d'entrée et les fenêtres de la rue, on voit l'herbe du jardin, avec le pommier là-bas, sous lequel au printemps prochain je retournerai la terre pour faire un petit champ où les fleurs tomberont, blanc sur noir ! »
   Et je palpai, tapotai, contournai devant elle les platanes du faubourg qui, autonomes à cet endroit, apparaissaient comme l'avant-garde de la forêt de platanes de sa Gérone natale, je lui fis entendre les bruits qui venaient de la gare proche et qui changeaient selon le vent, le bruit des trains qui la traversaient déjà à leur vitesse de croisière pour gagner la Bretagne, l'Atlantique ; de manière sensible, je lui montrai le sommet de la tour Eiffel qu'elle verrait de la fenêtre la plus haute, de sa chambre ou de son bureau, entre les cheminées des maisons voisines, je lui rappelai que notre rue portait le nom du philosophe du droit Condorcet, le premier défenseur, peut-être, de l'égalité des femmes, sur lequel elle avait écrit un mémoire, c'était ici qu'il avait été arrêté dans sa fuite devant les extrémistes de la Révolution, j'allai même, dans mon enthousiasme, jusqu'à inventer que son Joan Miró avait travaillé ici même tout un été et un automne, là-haut, à l'endroit où commençait la forêt, dans la cabane d'une plantation de petits pois, typiques de l'endroit à l'époque, dont un sentier maintenant envahi par les ronces marquait encore la trace, et j'étais alors convaincu, en même temps qu'elle, que Miró s'était réellement livré à son activité, là, derrière les ronces, et que son fantôme s'y livrait encore. »

Peter Handke — Mon année dans la baie de Personne, traduit de l'allemand par Claude-Eusèbe Porcelle (Folio Gallimard pp.204-206)

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