« Oublier Clamart »

   « Je résolus d'aller habiter quelque part là-bas, pour un certain temps. J'avais envie d'y passer aussi les soirées et de m'y confronter aux nuits. Je pensais que ce ne serait pas pour toujours, de même que, dans mon idée, je n'étais marié que provisoirement, que je me contentais plutôt de jouer les pères et n'écrirais pas non plus à perpétuité.
   C'est ainsi que je louai à des gens qui voulaient vivre quelques années en Afrique une maison située dans une zone encore inconnue pour moi. (Aujourd'hui encore, alors que je crois connaître comme ma poche tous les recoins du département, il m'arrive presque tous les jours de me retrouver avec surprise dans un monde totalement étranger, souvent pour la simple raison que je suis arrivé d'une direction légèrement différente.) La maison était encore occupée par ses propriétaires, mais j'étais très impatient de les voir la quitter et disparaître au Sénégal ou ailleurs. Cela était-il possible, que quelqu'un fût pris d'une folie ou d'une telle concupiscence pour un lieu d'habitation, devant lequel, au surplus, les amis auxquels je m'empressai de le présenter fièrement dès la signature du bail se montrèrent tous plutôt réservés ?
   On pouvait aussi, comme l'un de mes accompagnateurs, voir dans cette maison "un énorme silo à blé en pierre, vidé de ses entrailles", aligné sur d'autres blocs très semblables, couverts de tuiles, d'ardoises ou de zinc, avec un trottoir qui laissait à peine la place à une personne mais serpentait jusqu'à un point de fuite infiniment lointain et bruineux, d'une couleur qu'un autre de mes compagnons, me heurtant sans cesse sous la pluie, qualifia de "sang de boeuf" — même mon enfant, je le sentis à sa main, eut un mouvement de recul — dans une rue de la même tonalité, où une voiture sur deux était une auto-école, pas la moindre boutique ou le moindre bar en vue, et tout cela dans une banlieue qui, à supposer que l'on en connût l'existence, était le symbole de la monotonie et de la tristesse, comme l'illustrait ce titre de journal fait pour inciter à rejoindre les lointaines plages à cocotiers : « Oublier Clamart »


   Je restai épris de mon futur logement ; je brûlais d'y emménager. La Catalane estima d'abord que si l'endroit me plaisait, c'était seulement parce que, comme toujours, je voulais le contraire de tout le monde ; je ne me sentais bien que dans le rôle du solitaire incompris de tous et envers qui ses proches eux-mêmes commettaient injustice sur injustice, qui avait le monde entier contre lui, car sinon pourquoi, même quand je ne m'adressais qu'à elle, ma femme, l'aurais-je renvoyée avec un « Vous ! », encore plus clair sous sa forme espagnole, « vosotros », « vous autres » : « Vous autres, vous êtes ; Vous autres, vous avez… »?!
   Mais je ne me souciais là nullement d'entrer en contradiction avec qui que ce fût d'autre, avec mon entourage, avec mon temps — j'étais simplement enthousiasmé, et je finis d'ailleurs par trouver les mots qui contaminèrent la Catalane (mon fils semblait plutôt se contenter d'obéir, ce qui me fit douter à certains moments de notre direction). « Regarde comme la maison est transparente ! », lui disais-je. « À travers la porte d'entrée et les fenêtres de la rue, on voit l'herbe du jardin, avec le pommier là-bas, sous lequel au printemps prochain je retournerai la terre pour faire un petit champ où les fleurs tomberont, blanc sur noir ! »
   Et je palpai, tapotai, contournai devant elle les platanes du faubourg qui, autonomes à cet endroit, apparaissaient comme l'avant-garde de la forêt de platanes de sa Gérone natale, je lui fis entendre les bruits qui venaient de la gare proche et qui changeaient selon le vent, le bruit des trains qui la traversaient déjà à leur vitesse de croisière pour gagner la Bretagne, l'Atlantique ; de manière sensible, je lui montrai le sommet de la tour Eiffel qu'elle verrait de la fenêtre la plus haute, de sa chambre ou de son bureau, entre les cheminées des maisons voisines, je lui rappelai que notre rue portait le nom du philosophe du droit Condorcet, le premier défenseur, peut-être, de l'égalité des femmes, sur lequel elle avait écrit un mémoire, c'était ici qu'il avait été arrêté dans sa fuite devant les extrémistes de la Révolution, j'allai même, dans mon enthousiasme, jusqu'à inventer que son Joan Miró avait travaillé ici même tout un été et un automne, là-haut, à l'endroit où commençait la forêt, dans la cabane d'une plantation de petits pois, typiques de l'endroit à l'époque, dont un sentier maintenant envahi par les ronces marquait encore la trace, et j'étais alors convaincu, en même temps qu'elle, que Miró s'était réellement livré à son activité, là, derrière les ronces, et que son fantôme s'y livrait encore. »

Peter Handke — Mon année dans la baie de Personne, traduit de l'allemand par Claude-Eusèbe Porcelle (Folio Gallimard pp.204-206)

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