La tartine de bonheur 31 (Bamako)

Ma mère évoquait parfois son voyage au Mali avec un sourire qui nous faisait y associer un souvenir heureux. Elle ne donnait pas plus de détails. Mon voyage au Mali était devenu une expression figée. Elle avait vingt-quatre ans, cet été-là, et elle avait rejoint son frère en coopération à Bamako.
Il reste quelques photos de cet été 69 où on la voit porter cheveux courts et robe africaine.
La robe orange de Bamako est toujours dans mon armoire, encore cette année, je n’ai pu m’en débarrasser, sans doute en raison de l’effluve de bonheur qui en émanait à chaque fois que ma mère la retrouvait parmi ses affaires.

En transit chez ma sœur, je tombe sur le cahier de cet été-là.
Bamako 1969 commence par ces mots : « Le nombre de peurs que peut se créer un esprit qui se laisse aller à ses faiblesses est infini […]. » Et les pages qui suivent déroulent les angoisses de ma mère loin de son pays et de l’homme qu’elle attend (mon père), et les épiphanies qui, entre deux angoisses, lui permettent de faire cheminer sa pensée. Le 24 août, après « des journées de cauchemar », tout s’éclaire : elle parvient à organiser minutieusement son temps pour le remplir de ce qu’elle a décidé de faire :

14H55 à 15h10 Littérature (Mallarmé)
15h10 à 15h25 Machine à écrire
15h25 à 15h35 Yoga
15h35 à 15h50 Machine à écrire
15h50 à 16h05 Lecture

Elle n’est plus là pour m’expliquer le sens d’un tel programme.
Et page du 29 août, je souris de nouveau : « Je sais pourquoi j’ai si peur : je désire trop retrouver Michel. Consigne : vide et calme jusqu’à dimanche ».

Le 27 août, ma mère se lance dans une sorte de bilan :

« Premier souvenir de ma première peur de la mort : un soir dans mon lit de la rue des Filatiers. Angoisse soudaine et puis une grande paix : cela doit être impossible, des grandes personnes ont dû trouver une solution. Je me suis endormie rassurée !
Plus tard, consciences aigues de la mort, mais très rapides et après lesquelles j’éprouvais une bouffée de joie de la vie.
Peur des autres, vers l’âge de 16 ans, refus de faire un exposé devant toute la classe.
À 13 ans environ, prise de conscience de l’Histoire, de la vie et de la mort des peuples.
De 16 à 17 ans, découverte de la mort possible des autres, avec la maladie de maman ; pour la première fois, une de mes peurs est devenue obsession et a constitué la couche profonde de ma conscience pendant un an.
[J’avais eu peur de la maladie pour moi, vers 14 ans, sous forme d’une certitude de cancer ; mais ce fut assez bref, et ma souffrance, alternative, me faisait éprouver par intermittences le bonheur de vivre.]
C’est peut-être au moment de la maladie de maman que pour la première fois mon obsession m’a servi de prétexte pour refuser l’action. Je perçois en effet une complaisance assez malsaine (ou maladive) dans ces obsessions : une façon d’être heureuse quand tout d’un coup je m’en libérais, et une raison donnée à l’inutilité de l’effort. »

Toutes les pages sont remplies. Dans les dernières, ma mère s’adresse finalement à mon père à la deuxième personne.

Je lis quelques fragments à ma sœur qui, à son habitude, résume mes impressions : « S’il ne fallait garder qu’un cahier, ce serait celui-là, il la contient tout entière. » Puis, paraphrasant Duras, ma sœur ajoute : « Ce qui est drôle, c’est qu’il n’y a rien concernant Bamako. On dirait qu’elle n’a rien vu à Bamako. On a envie de lui dire de sortir dans la rue, de regarder les gens. »

La robe orange va s’associer à ça désormais : Ne rien voir de Bamako mais y vivre une expérience personnelle si forte qu’elle figurera à l’avenir, à chaque tri d’armoire, un temps et un lieu précis. L’essai timide de ma mère en littérature.

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