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L'idée de Catalogne 6


LE SENTIMENT D'AVENTURE


En partant sur le front en 1936, Grand-mère ne veut pas seulement défendre la république, mais aussi fuir le souvenir d’un homme, Llorca, l’un des leaders syndicalistes. Depuis le soulèvement des Généraux en juillet, le peuple s’est armé qui, dès les premiers jours, arrête les nationalistes en Catalogne, à Madrid, dans les provinces basques. Juste après les combats de Barcelone, Martin, le frère de Grand-mère, part pour le front d’Aragon : son absence vrille l’Histoire dans le quotidien de la famille qui compte désormais un héros. Les dirigeants syndicalistes, les communistes et socialistes virent l’heure venue de réaliser de vraies organisations collectivistes. C’est ainsi que nous promettions à ceux qui partaient sur le front que nous restions pour être aussi efficaces dans le renouveau. On me proposa d’aider. J’acceptai… Grand-mère a dix-huit ans. Au secrétariat du syndicat, elle doit ranger les archives et écrire le résumé de quelques réunions. Au fur et à mesure qu’elle assiste aux discussions politiques, son opinion rejoint celle de tous : la transition qui se prépare est comparable aux grands sursauts de l’Histoire catalane, à la Guerra dels Segadors de 1640 ou à la Setmana Tràgica de 1909. Et pourquoi pas à la Révolution française, à la Russie ou à la Chine ? 
Llorca est de Valence, blond, les yeux bleus. Ses prises de paroles, claires, articulent aussi bien les réflexions que les analyses, émaillées de détails et de métaphores, et Grand-mère lui trouve la grandeur oratoire d’un Bartolomé de las Casas. Chaque fois que se croisent leurs regards, leur sang s’agite un moment. Ils créent dès qu’ils le peuvent les occasions de se retrouver seuls. Il est alors impensable, impossible de nier une telle source de vie et de plénitude, écrit-elle. Et aussi : « Mon âme ne contient plus dans mon corps, je découvre l’exaltation de vivre. » Les auteurs qu’il a lus, ce qu’il en a retenu, la lutte sociale, comment il y est entré — il raconte. Il aurait aimé être enseignant. Maintenant que les choses vont changer, il a envie d’entreprendre des études, par correspondance peut-être. Elle l’écoute, l’admire, l’aime, elle a les mêmes ambitions que lui.
L’adultère dure quelques mois avant de s’achever sur une scène de boulevard : l'épouse légitime, traînant la maîtresse au foyer, lui hurle de regarder en face ce qu’elle s’apprête à détruire (mari et enfants attablés). Llorca s’est levé pour la chasser. Les enfants pleurent. Une femme la gifle. Elle part en courant.
La honte remplace la plénitude.
Et la crainte de revoir Llorca à une autre occasion, de ne pouvoir maîtriser des sentiments trop violents pousse Grand-mère à accepter une banale proposition : « Je dis banale parce qu’elle m’était proposée par une simple exaltation révolutionnaire. Ce que je ne réalisais pas exactement, c’est que ce mouvement allait cesser pour devenir une guerre civile bien plus longue et sérieuse que nous, êtres inexpérimentés, sans vision politique, ne pouvions imaginer. » Et : « Tant qu’on mourrait au front, je n’allais pas rester ici à pleurer des amours perdues. »
La révolte galvanise. Déjà, on lui donne son costume de miliciana, la voilà parmi d’autres vers la gare, poing en l’air avec No pasaran pour cri et pour chants Els Segadors ou l’Internationale. La gare est pleine de gens qui encouragent, on leur souhaite ô combien de victoires glorieuses. 
Un homme s’oublie dans les bras d’un autre, ceux de Barba par exemple, un Andalou révolutionnaire croisé peu après dans le train qui traverse les paysages aragonais. Celui-ci est commissaire de milice, aussi brun que Llorca était blond. Il appelle Grand-mère La Pequeña. Il lui parle de sa province de Séville et de son organisation latifundista, des solutions d’arrosage à trouver de toute urgence pour fertiliser cette terre aux enclaves seigneuriales. Il lui parle aussi de sa femme et de ses enfants laissés à Madrid. Ensemble, ils récitent les romanceros de Federico Lorca « notre poète assassiné par les franquistes et que nous pleurions tous ». Après quelques jours passés au coeur de l’Èbre, Barba la convainc de retourner à Barcelone apprendre le métier d’infirmière. Nous avons besoin de gens capables, pas de mystiques de bonne volonté. Un jour très froid de décembre 1936, il la met dans le train. Il m’avait monté le col de ma veste de « miliciana » qui n’avait été que d’intention. Elle rentrera avant que les combats ne commencent. Il lui fait promettre de lui écrire.     
« Elle raconte beaucoup ses histoires d’amour », disait ma mère au sujet des cahiers orange avec un agacement dont je ne comprenais pas s’il trahissait de la pudeur ou de la jalousie. «Quand même, elle s'aimait beaucoup », jugeait-elle. Et le « quand même » laissait voir cette désapprobation des femmes entre elles, fréquente, sorte d’étoile noire — ne pas se faire de cadeaux. « Elle était de plus en plus coquette en vieillissant. » Et comme s’il fallait maintenir par compensation un narcissisme moyen, ma mère ne s’aima jamais « beaucoup ». Elle, que l’amoureuse passionnée en sa propre mère gênait, avait pour habitude de s’effacer. Elle ne fut pas très aimée.
Le portrait des différents hommes comme aimantés par Grand-mère comportait bien une forme de coquetterie : selon un scénario invariable, Grand-mère réveillait en chacun une force retrouvée - l'intégrité fantôme brusquement prenait corps - et recevait en retour les mêmes « tu es si stimulante », « je me sens enfin moi-même » et « si seulement je pouvais être digne de toi ». 
« Avec toi j'aurais pu être heureux », disaient-ils aussi et ce bonheur fantasmé rappelait celui qui leur avait fait prendre les armes. L'idée de Catalogne était dans les têtes et dans les coeurs, elle était partout, qui rongeait.
Grand-mère s'était peinte sous les traits d'une femme admirable : des erreurs de discernement - surtout dans le choix de son mari, un homme d’apparence, un faible - mais un courage constant pour aller de l'avant. Écrire son hagiographie permet de motiver ses actes, le papier réclame des comptes : « Comment justifies-tu la place de ce chapitre ? Et cette ellipse-là de plusieurs années, dans quelle torpeur étais-tu plongé(e) ? » Se faire témoin pour ne pas sombrer, tenir les rennes, les reprendre, du moins par écrit, du moins en théorie, contenir les emballements puisque l'écriture sauve, c'est certain, en tout cas quelque chose est sauvé dont on se dit après coup qu'il fallait le vivre, que ça le méritait.
L’idée de Catalogne en l’occurrence.
Je restais frappée par ce qui constituait la matière même du texte : beaucoup de dialogues, des passages narratifs et, à chaque fois, des descriptions de paysage. La ferveur révolutionnaire de 1936 en plein coeur de l’Aragon, par exemple, s’accompagnait de « vues » depuis un sommet de montagne d’où l’Èbre apparaissait comme un lacet bleu-gris qui vient de loin et se perd, image frappée de lucidité pour ce qu’elle caractérisait autant l’Èbre que ce qu’il adviendrait. 
Et puis tout allait vite dans les cahiers : dépasser l'ignorance politique, franchir des montagnes, s'établir ailleurs, faire naître et grandir des enfants, retrouver dans l'exil une autre communauté. Par une chronologie arrangée dont Grand-mère étirait certains jours et coupait des pans entiers, tout faisait sens ; son récit, en dépit des passages dénigrés par ma mère, fabriquait un objet plus grand, un patron dont il avait suffi d’augmenter les mesures. L’amour et la lutte politique s’y mêlaient, parce qu’ils participaient d’un même désir, celui de vivre intensément. L’homme nouveau combattait avec l’ancien pied à pied. C’est la propension à la lutte qui, chez ceux rencontrés au syndicat puis après sur le front, fascinait la jeune ouvrière, qu’ils aient appris à lire à écrire à penser, certes, mais qu’ils en instruisent également leurs camarades. Et si, à leurs heures perdues, ils s’essayaient à la poésie, tandis qu’un livre de Voltaire ou de Bakounine circulait de main en main, le fol espoir qui la traversait, au-delà de sa vie, retombait sur l’idée même d’humanité : les hommes changeaient, alors les temps changeraient aussi. Cela n’était-il qu’en partie romancé ? Peu importe. La vulgate était trop rose ? Son français en était mauvais ? Cette fiction qu’elle s’était écrite et qu’elle transmettait prenait source en partie dans des choses vécues, en partie dans le rythme lent des mots que dictait sa pensée, délimitant son paysage mental à la manière d’une géomètre avant d’y planter des phrases piliers.
C’était tout d’une pièce, comme ses napperons en fil de coton mercerisé.
Le tissage serré ne laissait échapper aucun fil.
On dirait qu’un matin elle quitta sa maison. On dirait qu’elle porta l’habit de milicienne. On dirait qu’elle voulait se battre. 
D’elle, je ne retiendrais pas seulement les travaux de crochet, la soupe au tapioca, les histoires contées avec l’accent catalan ou le tic-tac de son coeur opéré :
« C’est ta montre, mamie ? 
- Non, pequeña, c’est mon coeur. »
Elle avait retourné un autre terreau, celui de l’utopie, y creusant de profondes lignes de fuite. Son visage serait celui de la lutte qui n’a pas eu le temps de se compromettre, elle s’en était figé les traits. Devant l'édifice, les bottes empêtrées dans la boue, je serais pour toujours une enfant. Je retiendrais cette cohérence interne, assez solide pour servir d’armature à des mots et justifier à rebours la peine qu’on se donne à vivre, à maintenir le cap. Les cahiers portaient cette foi-là, cette cohérence servait de canevas au récit, elle en devenait sa logique propre, son souffle, celui dont ma mère manquait quand elle cherchait aussi à construire du sens, quand les mailles s’échappaient. Le 25 janvier 2010, entre deux séjours à l’hôpital, ma mère écrit : « Ces moments où il me semble que rien ne vaut la peine, c’est pire que l’angoisse physique, c’est la perte du sentiment d’aventure ». Cette formule encore me frappe. Qu’entendait-elle par « sentiment d’aventure », si ce n’est, en ses mois derniers, la vie dont son corps se vidait ? Là où j’accusais toujours ma mère de mauvaise foi langagière, j’y vois maintenant à l’inverse une preuve de la confiance aveugle qu’elle portait aux mots : tant qu’elle nommerait les choses de façon symbolique, le diagnostic clinique paraissait s’éloigner. Pronostic sombre, avait-elle lu dès 2008. Aussi s’était-elle armée, débaptisant certaines expressions médicales. À l’hôpital, c’est chose courante, je découvrais alors que certaines étapes peuvent muter par un simple changement de formule : l’acharnement thérapeutique laisse place à l’obstination déraisonnable, l’accélération de la fin au maintien de la qualité de vie. La douleur, elle, se mesure sur des échelles de 1 à 10. Le jargon hospitalier crée de l’aventure à sa façon, on en note la progression dans les dossiers comme s’il fallait éviter que la maladie ne devienne un jour sans fin où la vie finirait par ressembler à la maladie.

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